vendredi 12 août 2011

A l'ouest d'Eden, complètement à l'ouest...

Tristan Jordis est JRI, journaliste reporter d'images. En 2006, frais émoulu de son école, il décide de réaliser un documentaire sur un monde très particulier : celui des accros au crack, cette drogue terriblement addictive qui sévit à Paris depuis les années 90.

Mais, on va le voir, tout ne va pas se passer comme prévu, et c'est un livre qui va d'abord naître de cette expérience hors du commun, simplement intitulé "Crack" (en grand format au Seuil, et hélas seulement disponible dans ce format...).




Un brin idéaliste, sans doute aussi très naïf quant à ce qui l'attend, Jordis entame son parcours auprès d'une association du quartier parisien de la Goutte d'Or, association chargée d'aider les toxicos. Dans les locaux de cette association, il va faire la connaissance de figures de ce monde fermé, marginal, violent, déliquescent parfois, tout entier tourné vers l'assouvissement de l'addiction.

Le jeune homme va donc commencer à passer ses nuits Porte de la Chapelle, dans le nord de Paris, à deux pas voire sous le boulevard périphérique, dans des terrains vagues, des squats en formation, des lieux en perdition, au milieu de gens en perdition, eux aussi.

Mais pas question, comme l'imagine le documentariste, de venir, trouver les interlocuteurs idéaux qui vont lui raconter comment on tombe dans le crack, ce qu'on devient, comment on s'en sort ou pas, etc. Puis, finalement, en quelques prises, repartir avec un film qui défraiera la chronique. Pas question, car entre ceux qui monnayent leurs interventions, ceux qui veulent se la jouer devant la caméra, ceux qui ne sont jamais fiables et ne viennent pas aux rendez-vous, ceux qui fuient l'idée même d'être filmés, la genèse du reportage traine en longueur.

Jordis doit aussi faire face à la violence omniprésente, physique, morale et verbale, qui se manifeste pour se faire respecter mais aussi parce que la drogue pousse à cette violence, et à la méfiance des habitués de cette zone impitoyable. Il va parvenir à s'y faire accepter, tant bien que mal, y nouant si ce n'est des amitiés, en tout cas des relations, pas fidèles, le mot serait trop fort, mais régulières, quoi que jamais désintéressées.

Mais, l'intérêt de ce récit, outre sa galerie de portraits et l'évolution de ces personnages fantomatiques sur plus d'une année, outre la question raciale qu'il pose (Tristan est l'un des rares blancs à fréquenter les lieux, chose si peu habituelle qu'il est constamment considéré comme un flic infiltré, un indic, un intrus), outre la découverte de cette cour des miracles en quête permanente de "cailloux" ou de "galettes" de crack à fumer illico presto, outre la réflexion sur ce monde parallèle, complètement en marge de la société et sans véritable espoir ni de cesser de se défoncer, ni de retrouver une place dans la société, l'intérêt, disais-je, c'est l'évolution du regard de Tristan Jordis.

Au départ, il a sans doute plein d'idées préconçues et naïves sur le sujet. Mais il veut aussi porter un regard neutre, celui de l'objectif de sa caméra. Montrer, décrire... Mais petit à petit, cela se révèle difficile, impossible en tout cas dans un cadre traditionnel de reportage. Pourtant, il ne renonce pas, soir après soir à retrouver, quand c'est possible, les personnages de son récit. Même lorsqu'il a conscience qu'il ne parviendra pas à son but initial dans les temps impartis, même après avoir choisi de raconter son expérience non plus en images, dans un premier temps, mais avec des mots (et les mots de ces pauvres hères, car Jordis cite nombre de conversations, mises en avant par l'usage de l'italique), il continue à venir, au péril parfois de sa vie, de sa santé, de sa situation professionnelle et financière.

Ce qui le fascine certainement, c'est la lucidité qui habite parfois, lorsque le crack cesse son travail de sape de l'être et du corps, ces êtres humains en pleine déshumanisation. Les quelques femmes que croise l'auteur au cours de son périple underground montrent aussi un net déséquilibre entre les sexe dans cette "communauté" très masculine. Ces femmes souffrent, se prostituent pour payer leurs doses, sont battues, larguées, mises enceinte et abandonnées à leur sort... Peut-être plus encore que les hommes, elles payent un tribut effroyable à cette drogue dont on ne sort jamais ou presque.

Jordis n'a jamais touché à cette saloperie, il s'en est toujours tenu à l'écart, de son fait, mais aussi sur l'insistance de ceux qui connaissent et pâtissent chaque jour de son usage. Pourtant, il semble souffrir au fur et à mesure de l'avancée de son enquête d'une addiction d'un autre genre : celle qui le pousse à retrouver jour après jour cet univers si étrange.

Un univers qu'il ne parvient pas à cerner complètement, dont il ne possède ni les codes, ni les valeurs, dans lequel il se sent impuissant à aider les malheureux qu'il côtoie. Un univers qu'il finit par regarder peu à peu s'effondrer, à l'image de ce squat, dont il raconte l'expulsion dans la dernière partie du livre.

"Crack" n'est pas un roman, répétons-le. Il possède d'ailleurs la puissance des récits réels que n'a pas la fiction. Mais il souffre aussi, à mes yeux, de quelques facilités et d'une certaine bien-pensance un peu agaçante par moment. Toutefois, Jordis a le mérite de braquer un projecteur sur ce monde oublié, effacé, ignoré (consciemment ?) par les autorités, les administrations, qui, sur le plan social, comme sur le plan de la santé privilégient les produits de substitution aux solutions véritables, mais également oublié, effacé, ignoré par nous, grand public, qui vivons, travaillons, circulons à deux pas de ce triangle des Bermudes...

"Crack", sans être un totale réussite, reste un moment de lecture prenant, intéressant, mais l'expérience, même à distance, reste éprouvante, exigeante.

1 commentaire:

  1. Très bonne chronique qui dévoile l'intéressant sans trop en dire! Je m'intéresse parfois à la drogue pour l'impact qu'elle peut avoir sur le processus de création mais rarement sous l'angle de la lutte contre l'addiction. Je suis trop souvent tombée sur des reportages moralistes sans aucun intérêt. Si ce livre tente de présenter les situations d'un point de vue objectif, c'est déjà plus pertinent.

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