Le 22 septembre 2017, Atlantic City, New Jersey, à deux heures de route au sud de New York, se réveille dans l'inquiétude : les prévisions météorologiques sont très mauvaises, un ouragan s'est formé sur l'océan Atlantique et il pourrait dévaster la ville. On imagine déjà le Boardwalk, qui fait la renommée d'Atlantic City, englouti par la mer et l'on craint d'énormes dégâts et de lourdes pertes...
Ce matin-là, dès 7h55, deux journalistes arrivent à Atlantic City, avec pour but de réaliser un reportage avant le passage de l'ouragan. Pour cela, ils ont pris rendez-vous avec une des mémoires de la ville, Clarence Gambino. Le plus célèbre des SDF d'Atlantic City, qui connaît tous les coins et les recoins de sa ville, mais aussi son histoire et certainement tous ses secrets.
Ils vont l'accompagner pour une visite guidée, mais ils ne s'attendent pas au bagout que possède le septuagénaire, qui part dans tous les sens, heureux de trouver des oreilles si attentives. Et d'emblée, il leur montre un badge, sur lequel est inscrit "Do AC" ("Faites Atlantic City"), distribué par la mairie, les associations, les commerçants aux visiteurs.
Il s'agit de démarcher les touristes qui arpentent le Boardwalk ou les joueurs qui fréquentent les casinos pour les convaincre d'investir à Atlantic City. Car, il y a la ville qu'on voit sur les cartes postales, et il y a une réalité économique et sociale : AC est au bord du gouffre, et ce n'est pas à cause de l'ouragan annoncé...
On découvre ensuite différents habitants d'Atlantic City, que le lecteur va suivre au cours de cette journée fatidique. Il y a Richard Cheer, l'animateur radio plus ringard que vedette de la station locale, qui ne lâche pas le micro. Il y a Marlon Barkley, natif de la ville, mais qui vit dans les quartiers les plus éloignés de l'océan et doit emmener deux petites filles, Keila et Jenny, à l'école.
Il y a William Stanley, un médecin admirateur du Dr Jonathan Pitney, fondateur de la ville, qui à 70 ans passés, continue de tenir son cabinet, dans lequel les patients affluent. Des patients qui ne peuvent guère espérer se faire soigner ailleurs, faute d'infrastructures suffisantes. Ou faute de moyen et d'assurance pour financer leurs soins. Qu'il écoute, rassure, soigne... Et ne fait que rarement payer...
Il y a Jimmy Boyd, qui vient ce vendredi à Atlantic City, comme tous les vendredis. Comme son père et son grand-père avant lui, il vient voir comment marchent les affaires. Et elles marchent mal, de plus en plus mal... La vraie preuve que Atlantic City est sur la très mauvaise pente ? Même la mafia y est mal en point...
Il y a Martha Barkley, mère célibataire, qui vit avec sa fille de 5 ans, Miley, et travaille dans un des nombreux magasins de déstockage qui se trouvent à Atlantic City. Certes, il y a les casinos, le Boardwalk, tout ça, mais une bonne partie des gens qui viennent en ville le font pour s'habiller en payant moins cher dans ces magasins d'usine... Et le salaire de Martha s'en ressent !
Il y a Fernando Flores, qui pédale toute la sainte journée pour transporter les touristes le long du Boardwalk et alentour. Le meilleur guide de la ville, voilà comment il se présente ! Et ce n'est pas facile de pédalant tout en débitant son laïus touristique, ce qui lui permettra de ramasser le meilleur pourboire possible...
Il y a Paige Donovan, une adolescente qui attend et qui s'ennuie ferme à Atlantic City. Qu'attend-elle donc ainsi, alors que l'ouragan approche ? Il y a Raymond Madsen, qui a attrapé tout gamin le virus du jeu. Aujourd'hui, c'est un vieil homme qui joue tous les jours et dit en plaisantant : "Y en a qui vont au supermarché pour voir des gens, moi je viens au casino".
Pendant une douzaine d'heure, ce jour particulier, on va croiser tous ces personnages, et quelques autres. Et l'on va bien vite comprendre que, si cette journée va chambouler l'existence de la plupart d'entre eux, ce n'est pas seulement à cause de l'ouragan. Ca n'est peut-être même pas du tout à cause de l'ouragan...
Pour son premier roman, Joy Raffin nous emmène dans une ville américaine qui parle à notre imaginaire collectif : Atlantic City. Pour beaucoup, c'est un décor fitzgeraldien accueillant une histoire de gangsters façon "Incorruptibles", avec un Steve Buscemi remarquable en tête d'affiche. "Boardwalk Empire", ce sont les premières heures de gloire d'Atlantic City...
Je n'évoque pas Francis Scott Fitzgerald par hasard : on croise "Gatsby le Magnifique" dans le roman de Joy Raffin, un des personnages est en train de le lire. Et fait le parallèle entre ce que raconte ce classique de la "Lost Generation" et sa vie quotidienne dans cette ville d'Atlantic City en perdition, à l'avenir plus qu'incertain.
Sauf erreur de ma part, le clin d'oeil va même un peu plus loin : je n'ai pas évoqué un personnage qui s'appelle Gloria Sayre, parce qu'elle apparaît brièvement et qu'elle a la particularité de voir encore Atlantic City sous son jour le plus brillant, avec des étoiles dans les yeux. Mais c'est d'abord parce qu'elle n'y a jamais vécu et ensuite, qu'elle va se marier...
Vous allez me demander quel est le rapport avec Fitzgerald ? Mais l'onomastique, voyons ! Un regard sur le prénom et le nom de ce personnage, que semble épargner (pour combien de temps ?) la morosité ambiante : Gloria est elle aussi une future mariée dans "Les Heureux et les Damnés" ; quant à Sayre, c'est le nom de famille de Zelda, qui formera avec Fizgerald un couple légendaire...
"Les Heureux et les Damnés" pourrait d'ailleurs être le sous-titre du roman de Joy Raffin, même s'il faut bien reconnaître qu'on ne croise pas beaucoup d'heureux au cours de cette journée. Le bonheur fait partie du passé d'Atlantic City, cela semble plus évident à chaque page, chaque minute. Quant aux damnés, je les ai cités plus haut...
Le passé, c'est donc là qu'on retrouve la gloire d'Atlantic City. Il y a donc les "Roaring Twenties", sur fond de prohibition, de trafics en tous genres et déjà de jeu. Pourtant, ce n'est que récemment que la ville a véritablement acquis sa réputation de ville du jeu. C'est en effet en 1976 qu'un référendum y a autorisé l'ouverture de casinos...
L'objectif était de relancer une économie locale déjà en perte de vitesse, mais jamais Atlantic City n'a pu concurrencer Las Vegas dans le coeur des joueurs. Malgré les lumières, le décorum, l'ère des casinos près du Boardwalk est peut-être sur le point de s'achever. Ou de muter : le New Jersey mise désormais sur les paris sportifs, qu'il a légalisés l'an passé...
Il est étonnant de voir à quel point Atlantic City est ancré dans la culture collective. Et à quel point cette image est en décalage avec la réalité : c'est Atlantic City qui a inspiré aux frères Parker le jeu du Monopoly ; et c'est à Atlantic City qu'on a élu en grande pompe Miss America. Mais tout cela aussi est révolu : la ville se vide et s'appauvrit, tandis que les miss se sont installées en 2006 à Las Vegas...
Le lecteur arrive à Atlantic City avec tout cet imaginaire en tête, nourri aussi par le cinéma (Louis Malle a réalisé à la fin des années 1970 un film intitulé Atlantic City, par exemple) ou les séries télé (Dick Wolf, dans ses franchises "Law and order", a envoyé quelques fois ses policiers dans les alentours des casinos), etc.
Mais la réalité que décrit Joy Raffin est tout autre : Atlantic City est l'une des villes les plus violentes des Etats-Unis, bien accrochée au Top 10 de cette triste catégorie depuis de longues années. L'économie est en panne et le chômage ne cesse de croître. Ce qui entraîne les trafics, la consommation de drogues, mais aussi un désespoir de plus en plus tenace.
Même le Boardwalk, cette promenade au bord de l'océan, véritable emblème de la ville, semble bien triste et surtout bien désert... Bien sûr, on est en septembre, bien sûr, on annonce un ouragan, mais le fait est que c'est désert, ou presque. Que les touristes sont rares. A l'image de Richard Cheer et des souvenirs pour gogos qui prennent la poussière, on voit surtout une ville devenue complètement ringarde...
Alors, pourquoi nous emmener ici ? Pourquoi attaquer ainsi à la masse l'un des symboles d'un rêve américain déjà bien abîmé ? On peut légitimement se le demander, jusqu'à ce qu'on commence à comprendre que Joy Raffin nous met effectivement face aux ruines du rêve américain et à une Amérique dans l'attente d'un hypothétique renouveau.
En quoi Atlantic City est-elle alors représentative ? Parce que son passé est marqué par le passage d'un homme très riche, qui au cours de sa longue carrière d'homme d'affaires a investi à Atlantic City, puis en est parti pour d'autres aventures... Des aventures politiques qui, allez savoir pourquoi, l'ont mené à la Maison Blanche en 2016...
Cet homme, c'est Donald Trump, bien sûr, arrivé dès le début des années 1980 à Atlantic City (dans des conditions bien particulières) et qui en est parti en 2014. Il n'apparaît pas lui-même dans le livre, mais son ombre plane sur la ville, plusieurs des personnages que l'on croise au cours de cette journée de septembre, en font mention. Avec des regards contrastés.
Joy Raffin profite de ces moments pour donner des informations sur les liens entre Trump et la ville d'Atlantic City. Et évidemment pour faire le parallèle entre son ascension politique et le déclin de la ville... Aujourd'hui, Atlantic City attend quelqu'un qui lui redonne sa grandeur d'antan, mais celui qui a tant clamé "Make America Great Again", semble avoir oublié ce qu'il a laissé derrière lui...
Joy Raffin signe un premier roman dous-amer, dans lequel la violence est diffuse, mais réelle. Elle surprend le lecteur à travers le sort qu'elle réserve aux personnages de ce roman à la fois choral et catastrophe. Elle maîtrise l'art du contre-pied et des non-dits pour nous emmener là où on ne s'y attend pas forcément. Et l'ensemble est quand même bien sombre, à l'arrivée...
On se prend à espérer que l'ouragan soit une aubaine pour Atlantic City, une sorte d'ordalie ou une purification par l'eau qui lave toutes les erreurs, balaye tous les problèmes et offre une opportunité à tous de reconstruire quelque chose de neuf sur les ruines d'un passé définitivement révolu... Tous n'y participeront peut-être pas, mais une rafale d'espoir ne ferait pas de mal...
"Atlantic City est une ville qui n'abdique jamais", nous dit un des personnages, sans doute le plus confiant (inconsidérément ?), quand un autre rétorque que c'est devenu "un bled. Une pauvre ville de freaks, où y a plus de boulot". La ville des plaisirs ne connaît plus que la gêne et les Gatsby du coin ont, comme leur créateur, sombré dans la misère...
Et même lorsqu'on se dit qu'on va écouter pour finir Bruce Springsteen, auteur d'une chanson intitulée "Atlantic City" sur l'album "Nebaraska", sorti au début des années 1980, on retrouve cette dualité des Heureux et des Damnés. La chanson raconte en effet le voyage d'un couple d'amoureux dans la ville du péché, mais l'homme espère en fait trouver sa place au sein du crime organisé...
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