Un petit tour dans "L'Ouest, le vrai", pour reprendre le nom de la collection western des éditions Actes Sud, dans laquelle la maison d'édition arlésienne réédite des classiques du genre, sous la houlette de Bertrand Tavernier. Et la récente mouture concerne un roman de la fin des années 1940, dont l'une des particularités remarquables est de donner le rôle principal à un personnage féminin. Un drame familial sur fond d'argent et de pouvoir où l'adage devient "Tel père, telle fille". "Les Furies", de Niven Busch (traduction de José André Lacour et Gilles Dantin) est un western à l'action implacable, où la succession annoncée et souhaitée ne va pourtant pas du tout se passer comme prévue et va entraîner un duel sans merci entre un père et sa fille préférée. C'est âpre, sans pitié, violent et porté par des personnages très intéressants...
Pour avoir participé à la guerre de libération du Texas, le père de Temple Jefford a été récompensé par la jeune république née de cette révolution. Pas en argent sonnant et trébuchant, les dirigeants du nouvel Etat n'en possédaient pas suffisamment, mais en terres. Dan Jefford est donc devenu un propriétaire terrien et un éleveur prospère. Jusqu'à ce qu'une nouvelle guerre ne lui coûte la vie.
Son fils Temple a pris la relève, mais plus au Texas : il a fondé un ranch au Nouveau-Mexique (qui n'est alors qu'un "territoire organisé" et ne deviendra le 47e Etat des Etats-Unis qu'en 1912) dont il a non seulement su faire un des ranchs les plus riches de la région, mais aussi le coeur d'une enclave entièrement régentée par Temple.
Signes visibles de cette puissance, la gare qui dessert le ranch et porte le nom de "Jefford's", avec ce possessif qui en dit long, mais aussi le fait que le maître des lieux frappe sa propre monnaie... Temple Jefford est une espèce d'empereur, qui ne laisse à personne la direction des affaires permettant à cette machine de tourner.
Pourtant, depuis la mort de sa femme, Temple a délaissé Birdfoot. Voilà même un long moment qu'il n'y a plus mis les pieds, laissant la gestion à ses enfants, Dan et Clay, ses deux garçons, et Vance, sa fille, âgée de 19 ans, la prunelle de ses yeux. Les mauvaises langues disent qu'il s'est installé chez une maîtresse, l'une des nombreuses maîtresses qu'il a eues au cours de sa vie.
En cette journée de 1889, Birdfoot est en ébullition : le maître des lieux a annoncé son retour. On remet rapidement les choses en ordre et l'on se prépare à accueillir ce père, si longtemps absent. Vance est particulièrement impatiente de retrouver Temple, dont elle a toujours été très proche. Elle est sa préférée, et elle le sait.
Au contraire, elle n'a jamais été en phase avec sa mère, qui couvait ses deux garçons. Au sein du clan Jefford, les lignes de fracture sont donc clairement définies, et la mort prématurée de Catharine a donné l'avantage à Temple et Vance : le père ne fait aucune confiance à ses fils, qu'il juge faibles et manquant d'étoffe, et il est évident pour lui que c'est sa fille qui lui succédera à la tête du domaine.
Mais Vance va sérieusement déchanter, car lors de ce retour du père prodigue, elle va sentir que la volonté de son père a fléchi... Temple semble avoir changé de point de vue et certains éléments intriguent la jeune femme. Il y a quelque chose de changé au royaume des Jefford, et cela ne va pas dans le sens de cette ambitieuse demoiselle, qui a hérité (déjà !) du caractère de son père.
Et bientôt, Vance va comprendre d'où vient le problème ; il s'appelle Flo. Flo Burnett, ou plus exactement, d'ici peu, Flo Jefford... Temple est de nouveau amoureux et il a décidé de se remarier... Stupeur chez Vance, qui va encore s'accroître quand elle va rencontrer sa future belle-mère. Une aventurière, elle en est certaine, qui n'en veut qu'à l'argent de la famille...
Vexée, fâchée, Vance va alors déclarer la guerre à son père, avec l'idée clairement énoncée de le renverser et de prendre sa place. Coûte que coûte. Si tout le monde, à Birdfoot et aux alentours, sait depuis toujours que Vance est l'enfant de Temple qui ressemble le plus à Temple, dure, déterminée et prête à tout, cela présage d'un terrible bras de fer pour prendre les rênes de l'empire Jefford...
Il est à la fois amusant et un peu stressant de parler des romans de la collection "L'Ouest, le Vrai", car les postfaces de Bertrand Tavernier sont des mines d'informations, des supports passionnants et érudits à la lecture. Mais, évidemment, il y évoque les grandes lignes et les thèmes majeurs que l'auteur y développe et le blogueur risque de paraphraser...
Mais je vous encourage vraiment à lire ces pages qui vont non seulement replacer "Les Furies" dans son contexte, mais aussi offrir quelques moments de gloire, en particulier un portrait bien peu flatteur, féroce même, d'un des pontes de cet âge d'or hollywoodien, le producteur David O. Selznick, celui qui fit venir Hitchcock aux Etats-Unis, par exemple.
Il y évoque aussi Niven Busch, auteur de ce western tragique, à l'intrigue de tragédie antique, dont le nom n'est pas forcément très connu. Et pourtant, sa carrière littéraire et cinématographique est assez remarquable, citons le scénario du "Facteur sonne toujours deux fois" (première version, celle de 1946) ou encore le roman "Duel au soleil", acheté et adapté par Selznick, avec un casting de rêve.
"Les Furies" également a eu le droit aux honneurs du cinéma, avec une réalisation d'Anthony Mann et Barbara Stanwyck dans le rôle de Vance Jefford (en cherchant un peu, on doit le trouver assez facilement sur le net). Et je n'en dirai pas plus, pour l'encyclopédie vivante du cinéma, voyez avec Bertrand Tavernier, nettement mieux placé que moi...
Revenons au roman, avec cette histoire aux allures de tragédie antique, disais-je plus haut, jusque dans ce titre, "les Furies", qui a plusieurs sens... On peut le prendre au pied de la lettre, et c'est vrai que le trio Catharine (la mère, qu'on ne voit pas mais qu'on devine peu commode), Vance (la fille) et Flo (la belle-mère) correspond assez bien à ce mot : mieux vaut ne pas encourir leur colère !
Et puis, il y a la mythologique latine, dans laquelle les Furies sont des divinités persécutrices, rien que ça... Il y a Alecto, l'implacable, Tisiphone, la vengeance, et sans doute la plus connue, puisque son nom est entré dans le langage courant, Mégère, la haine... Je vous laisse répartir les rôles ! Mais il est certain que cela colle bien au roman de Niven Busch...
Laissons la mère et la belle-mère, car le personnage central, et ce n'est pas si ordinaire pour un western écrit dans les années 1940 (on avait déjà évoqué cette question dans le billet sur "Femme de feu", autre roman de cette même collection), c'est Vance. Elle n'a donc pas encore 20 ans quand s'ouvre le livre, mais elle affiche déjà une impressionnante maturité.
Disons les choses clairement : en l'absence de son père, c'est elle qui commande, et les hommes, ses frères, mais pas qu'eux, marchent au pas devant son autorité naturelle. Dès la scène d'ouverture, elle congédie son amant, un jeune homme d'origine mexicaine, bien consciente que sa présence à ses côtés ne plairait pas à son père. Les sentiments ? Oh, peut-être, mais après les affaires, alors !
C'est là qu'on voit qu'elle connaît remarquablement son père... En effet, une des premières annonces que va faire Temple à son retour à Birdfoot consiste à interdire à Vance de se marier, sous peine de tout perdre... Première entorse à la complicité entre le père et la fille, premier acte de ce qui va dégénérer en une lutte sans pitié...
En ne tenant pas les promesses qu'il lui a faites, Temple ouvre les hostilités sans forcément se rendre compte de son erreur. Il a beau savoir que sa fille tient beaucoup de lui (on surnomme Vance "la Temple en jupon", en son absence, évidemment), son amour pour Flo lui fait oublier l'évidence : remettre en question la succession promise ne peut pas faire plaisir à Vance...
Face à cette demoiselle au caractère volcanique, c'est peu de le dire, un père qui est un self-made-man, qui a construit un véritable empire. Le mot n'est pas choisi au hasard : Vance est fasciné par Napoléon Ier, qui est le sujet de ses lectures, un véritable modèle. Je ne sais pas si René Goscinny connaissait "les Furies", mais il y a chez Temple Jefford un petit côté "Empereur Smith"...
Pourtant, au fil des événements racontés dans le livre, on va découvrir une information très importante, qui va placer la rivalité père/fille sur un autre plan, nettement plus personnel. Deux orgueils démesurés qui s'affrontent violemment, En effet, on comprend bientôt que l'empire Jeffrey a tout d'un colosse aux pieds d'argile. En résumé : la puissance n'est pas la richesse...
Il y a dans ce duel presque oedipien entre Temple et Vance l'impression d'une véritable passation de pouvoir, même si cela va se faire au prix fort. Lorsque je parlais de bras de fer, il y a véritablement de cela, car on a la sensation que Vance fait plier son père, il se ratatine quand Vance met en évidence ce qu'on doit pouvoir qualifier d'imposture.
Et soudain, le Vance impitoyable, homme d'affaire intraitable, l'empereur inflexible apparaît, comme la plupart des personnages masculins, en retrait par rapport aux personnages féminins (et cela vaut pour les personnages secondaires également). Et si la guerre déclarée par Vance à son père était surtout une guerre déclarée à Flo ?
Il faut dire que, à partir de l'apparition de la future belle-mère, la violence se déchaîne, les Furies se réveillent, et c'est impressionnant. Une scène, en particulier, me revient à l'esprit, un lynchage en bonne et due forme qui symbolise parfaitement le passage d'un point de non-retour. La guerre ne s'arrêtera pas au premier sang, il n'y aura pas de quartier !
Outre la question familiale et la place donnée aux femmes dans ce livre, Niven Busch aborde d'autres sujets qui font de la trame de ce roman une histoire très actuelle. A commencer par la question raciale, avec la place donnée aux personnages hispaniques, mais aussi au regard porté sur eux. Niven Busch en fait des personnages à part entière, pas des silhouettes ou des caricatures.
Cela ne veut pas dire que les personnages du roman sont bien traités. Du moins, le sont-il avant que la guerre n'éclate. Ensuite, ils vont devenir des victimes collatérales de cette vendetta opposant un père à sa fille. Mais, cela ne grandit pas Temple ou Vance, au contraire, cela leur donne un côté lâche et mesquin, à l'image de la résistance de la grand-mère Herrera, moment fort des "Furies".
Et voilà, j'ai cédé à la paraphrase de Bertrand Tavernier (enfin presque !). Puisque c'est ainsi, allons jusqu'au bout : cette question raciale s'étend aux Indiens et même aux Chinois qui, à l'époque, sont exploités pour construire le chemin de fer. Des mentions qui n'occupent pas une place énorme, mais ne sont ni anodines, ni courante à l'époque où Niven Busch écrit son roman.
Bon, puisque j'ai craqué, mais le moins possible, promis, je ne peux que terminer en vous conseillant une dernière fois de ne pas zapper la postface de Bertrand Tavernier, on y apprend plein de choses et on appréhende sa lecture autrement, avec plus de billes en poche, plus de hauteur. C'est clairement, en plus de la qualité des romans choisis, le vrai plus de la collection "L'Ouest, le Vrai".
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