dimanche 25 août 2019

"J'adorais mon père quand j'étais encore un être humain. Puis il est mort, j'avais faim, puis ça a été le bateau. Puis rien. Puis l'Amérique. Puis John Cole. John Cole était mon amour, tout mon amour était pour lui".

Cette citation, que l'on trouve dans les premières pages de notre roman du jour, en dit assez peu sur l'histoire de ce roman, mais elle a le mérite de poser quelques éléments importants de cette histoire : le début du parcours chaotique du narrateur et son amour pour un homme, John Cole. Eléments très importants, mais bien insuffisants pour résumer un roman d'une grande richesse, où toute la complexité de l'être humain est abordée. "Des jours sans fin", de Sebastian Barry (en poche chez Folio ; traduction de Laetitia Devaux), nous entraîne dans l'Amérique du XIXe siècle, celle de la conquête de l'ouest, des guerres indiennes et de la guerre civile... Une période ultra-violente, au cours de laquelle des massacres abominables vont être commis, où l'on peut-être un jour bourreau et l'autre victime. Et pourtant, au milieu de ces horreurs, c'est bel et bien une histoire d'amour qui nous est racontée, l'histoire d'une famille extraordinaire, ou plutôt hors norme. Une ode à la tolérance et au respect de l'autre, dans un contexte qui s'y prête franchement mal...


Thomas McNulty et John Cole se sont rencontrés dans le Missouri, complètement par hasard, un jour de pluie. Pour s'abriter, Thomas s'est placé sous une haie et c'est là que se tenait, pour les mêmes raisons, John Cole. Ainsi commence une amitié à la vie à la mort, et même une histoire d'amour d'une exceptionnelle intensité.

On est alors à la fin des années 1840, même si Thomas n'a pas vraiment le calendrier en tête. Ils sont tous les deux encore des enfants, chacun a dû quitter sa terre natale pour se chercher un hypothétique avenir. Si John Cole est né sur le continent américain, en Nouvelle-Angleterre, ce n'est pas le cas de Thomas McNulty, dont le parcours a d'ores et déjà été bien plus complexe...

Thomas est Irlandais, pays où a sévi une abominable famine qui a décimé toute sa famille. Privé de tout, il ne lui reste qu'un mince espoir : fuir cette terre maudite pour gagner un ailleurs où un gamin pourra trouver des opportunités de survie. Il saute dans un navire, traverse l'Atlantique dans des conditions sordides et se retrouve dans cette lointaine Amérique, où tout est paraît-il possible.

Mais, jusqu'à cette haie dans le Missouri, jusqu'à la rencontre avec John Cole, rien ne s'est vraiment produit En fait, c'est comme si la vie de Thomas débutait vraiment avec cette rencontre inattendue. Une renaissance qui va pourtant prendre un tour un peu particulier : les deux amis débarquent à Daggsville, une ville minuscule née de l'activité minière qui s'y développe.

Au saloon, on recherche "des garçons propres", et les deux amis, eux, voudraient du travail. Propres, ils ne le sont pas, mais ils pourraient sans trop de mal correspondre au profil recherché. Alors, ils se présente au propriétaire, Titus Noone, qui leur propose effectivement de travailler pour lui, dans son modeste établissement.

Pour cela, Thomas et John devront revêtir des vêtements féminins et danser pour les mineurs venant se divertir et dépenser leur argent durement gagné au saloon... Le succès de ces danseuses dans une ville sans femme va être énorme, mais les deux adolescents vont vite grandir, s'étoffer et ne plus vraiment correspondre aux canons recherchés par Titus Noone...

Alors, ils vont reprendre la route et choisir une voie nettement moins artistique : l'armée. Ils s'engagent ensemble et découvre leur nouveau métier sur la piste de l'Oregon, qu'empruntent les colons pour se rendre jusqu'en Californie. Une voie qu'il faut sécuriser. Comprenez : les colons ne veulent pas avoir à faire aux Indiens, que l'avancée de l'homme blanc ne cesse de repousser...

Si d'abord le job se résume à d'interminables journées à cheval, allant et venant le long de cette route sans y croiser grand-monde, hormis quelques indiens plus mal en point que menaçant, cet engagement va bientôt amener Thomas et John à rencontrer la violence, une violence extrême, aveugle, démente... Et ce n'est qu'un début...

A partir de là, la vie de Thomas et John va alterner entre périodes de calmes et périodes de guerre, entre tenues civiles et uniformes militaires. Entre idylle et effroyables pics de violence... Comme si, en s'engageant volontairement dans l'armée, les deux jeunes hommes avaient scellé leur destin au point de ne jamais vraiment pouvoir sortir de cet engrenage...

"Des jours sans fin", c'est le récit de ces années entre guerre et paix, entre amour et haine, entre calme et violence. L'histoire de deux hommes sans aucune attache qui se sont trouvés et ne vont plus se séparer, ou ont du moins cette intention. On pourrait trouver chez ces deux-là un petit côté Tom Sawyer et Huckleberry Finn, même si le contexte très sensiblement différent.

Pourtant, leur relation n'est pas tout à fait la même que les personnages de Mark Twain. Car, dès le début, lorsque Thomas McNulty évoque sa rencontre avec John Cole et l'amour, l'amour, le mot est très fort, qu'il lui porte. Avec ce côté troublant qui accompagne l'usage du passé pour évoquer cette relation. Simple passé de narration, ou annonce d'un drame ?

Encore une fois, la vie mouvementée de ce couple est propice aux coups durs et je dois dire que je me suis longtemps préparé à l'idée d'une séparation qui ne pourrait être que violente... A chaque page, lorsque le climat s'alourdit et que ça barde, la même crainte de voir arriver ce moment qui frappe le lecteur au coeur... Alors, ai-je eu raison de me préparer à ce moment ?

Revenons à Thomas et John, si vous le voulez bien. Et à cette histoire qui devient une histoire d'amour. Sabastian Barry n'en fait pas des caisses sur le sujet, il évoque cette relation avec énormément de pudeur, mais chaque ligne, chaque mot de Thomas évoquant John transpire des sentiments qu'il porte à l'homme de sa vie...

Leur histoire pourrait d'ailleurs se suffire à elle-même, mais ces deux garçons ont quelque chose : partout où ils passent, ils laissent une impression très favorable. Qu'il s'agisse de Titus Noone ou d'autres personnages secondaires croisés en route, sous l'uniforme ou dans les périodes plus tranquilles et pacifiques, tous se souviennent de Thomas et John. Même leurs ennemis, d'ailleurs.

Au gré de leur parcours, qui va les amener loin du Missouri, où débute le livre, ils vont se lier avec de nombreuses personnes, des amitiés solides qui ne sont rompues que par la disparition des personnages ou par ces aléas qu'impose l'existence, et dans cette période très agitée, avec des oppositions idéologiques très puissantes, on voit ce qui peut ainsi briser de telles relations.

Mais surtout, parmi ces rencontres, il y a évidemment les copains de régiment, qui vont devenir des frères d'armes lorsque les combats vont se succéder, et puis d'autres bien plus étonnantes, bien moins ordinaires, encore une fois eu égard au contexte. Je pense en particulier à McSweny, un vieil homme noir presque nonagénaire, poète à ses heures et mémoire d'un siècle douloureux.

Il ne sera pas le seul personnage noir avec qui Thomas et John vont se lier, et cela ne leur pose pas de soucis particulier. Oh, certes, ce sont des Yankees, leur engagement sous la tunique bleue le confirme, mais au-delà du clivage nord/sud qui va aboutir à la Guerre de Sécession, je ne crois pas que ce soit une question d'idéologie pour Thomas et John ; ils n'ont simplement pas de préjugé.

Et puis, il y a Winona... Là encore, permettez-moi de ne pas être très précis sur le sujet. Je ne vais pas parler de la personnalité de cette fillette, ni des circonstances de la rencontre. En revanche, il faut tout de même indiquer qu'il s'agit d'une jeune sioux. Et si je donne cet élément, c'est pour bien vous faire comprendre en quoi cette histoire, qui devient peu à peu une véritable histoire de famille, est étonnante.

Car Winona va devenir la fille de Thomas et John, qui entrent sans mal dans ce costume de parents, eux qui pourtant n'ont pas eu une enfance simple, ou plus exactement qui, par la force des choses, ont dû se débrouiller très tôt sans l'aide de parents à leurs côtés. L'expression "famille homoparentale" n'a guère de sens dans ce contexte précis, mais c'est pourtant bien de cela qu'il s'agit.

Il faudrait, pour bien faire, parler d'un dernier élément pour évoquer ce couple inhabituel. Cela pourrait être un simple détail, suite logique des événements initiaux racontés dans le roman, mais qui, plus loin, va jouer un rôle non négligeable. Je vous le laisse découvrir, mais c'est également un élément qui va dans le sens de l'originalité de ce couple et d'une certaine façon, du côté provocateur de ce roman.

Ne nous y trompons pas, Sebastian Barry bat en brèche les normes de l'époque à laquelle se déroule le roman, en y imposant l'homosexualité et l'antiracisme en un temps où tout cela était tabou, et plus que cela encore. Mais, tout cela, on ne le sait que trop bien, on le constate chaque jour, bouscule aussi les normes de notre société contemporaine, qui rejette bien trop souvent les différences...

Le romancier irlandais aborde le sujet ultra-délicat en ces temps troublés du modèle familial, des traditions et des nouveaux modes de vie. Des évolutions de la société, des lois et des mentalités, qui vont rarement à la même vitesse. Les dernières ont parfois tendance à repartir à contre-sens... Or, dans "Des jours sans fin", cette famille constituée petit à petit fonctionne parfaitement.

Et si sa vie n'est pas constamment heureuse et harmonieuse, ce n'est pas du fait de ses membres, mais bel et bien des événements extérieurs, qui vont rattraper ces personnages qui, après avoir goûté jusqu'à la nausée à la violence et à ses conséquences, n'envisageaient plus que de construire une existence commune calme et sans histoire.

Ce qui nous amène d'ailleurs à la question de la violence, omniprésente dans ce livre. A commencer par ces interminables guerres indiennes, qui durent depuis l'indépendance des Etats-Unis et vont encore se prolonger après la période du roman... Commençons par-là, car ces combats viennent quelque peu contredire ce que j'ai dit plus haut.

Lorsqu'ils s'engagent dans l'armée, Thomas et John sont encore jeunes, et donc certainement assez naïfs. A priori, ils n'ont rien contre les Indiens, mais puisque ce sont les ordres, alors... On assiste en fait à une espèce de vendetta interminable, à base de représailles d'un côté et de l'autre, de rivalités qui deviennent très personnelles et de vengeance à assouvir...

Il faut à ce point rappeler un élément historique : Thomas et John s'engagent à un moment particulier de cette période. En 1851, le premier traité de Fort-Laramie est signé entre les Etats-Unis (encore en expansion) et une grande partie des nations indiennes. Un texte qui va ouvrir une brève période de paix, avant qu'une nouvelle ruée vers l'or ne vienne tout gâcher...

On est deux ans après la ruée vers l'or qui va inciter de nombreux colons à se précipiter vers la Californie, en empruntant la piste de l'Oregon, seule voie capable de contourner alors les Rocheuses pour rejoindre l'Etat de la côte ouest, nouvel eldorado... Il faut donc traverser les territoires ancestraux de nombreuses tribus, ce qui n'est pas sans occasionner bien des problèmes...

Bref, on se bat, mais pas forcément pour un territoire, à ce moment-là, plus pour pouvoir circuler sur ces espaces... Et dans ces guerres, tous les coups semblent permis, même les pires. De véritables massacres qui répondent à d'autres tueries et embuscades... Une spirale de violence qui alimente des haines à caractère racial que l'on affiche de plus en plus puissamment.

Il y a quelque chose de paradoxal dans le parcours que suivent, avec tant d'autres, Thomas et John : une guerre acharnée contre les Indiens, puis une guerre civile dans laquelle ils défendent les populations noires contre ceux qui veulent faire perdurer l'esclavagisme... La même violence, des causes quasiment opposées et la complexité d'un pays neuf agité sans cesse par des soubresauts...

Thomas et John sont des enfants de leur siècle, même s'ils ont opté pour un mode de vie hors norme. Ils sont embarqués dans ce chaos permanent, où les problèmes se règlent à coups de fusil, même lorsqu'on est dans la sphère privée. Oui, c'est le Far West, on y est, mais pas dans sa dimension héroïque, à la manière hollywoodienne, mais avec un regard acéré et réaliste.

Il y a les massacres abominables des tuniques bleues contre les Indiens. Il y a aussi la référence au camp d'Andersonville, en Géorgie, qui par bien des aspects, semble préfigurer d'autres camps de la mort, quelques décennies plus tard en Europe... Les descriptions de Sebastian Barry sont crues, impressionnantes, bouleversantes, aussi...

"Des jours sans fin" semble reposer sur cette incroyable capacité qu'a l'être humain à prodiguer le bien autant qu'à faire le mal dans les conditions les plus atroces, à dispenser l'amour, un amour pur, inconditionnel, qu'à donner la mort dans les circonstances les plus abominables... C'est troublant, dérangeant, aussi, d'autant que cela concerne véritablement ces protagonistes très attachants.

Il est toutefois indéniable qu'il y a une évolution chez les deux hommes, peut-être d'ailleurs liés à leur participation à la Guerre de Sécession, même si le processus a sûrement débuté avant. Une évolution qui modifie leur regard, peut-être aussi la maturité de l'âge adulte, et qui va leur faire changer de comportement envers les Indiens. Envers les ordres, aussi. Et les pousser à se rebelle, remettre en cause ce qu'ils ont été de longue date.

Mais il ne faudrait pas oublier que Sebastian Barry raconte d'abord une merveilleuse histoire d'amour, un amour que rien ni personne ne semble en mesure de défaire. Les vies de Thomas, John et Winona sont loin d'être des fleuves tranquilles, il y a des méandres et des rapides au long de leur cours, des événements inattendus qui remettent tout en cause...

Un élément m'a troublé : Thomas est le narrateur, on sait énormément de choses le concernant, ce qui est assez logique, puisqu'on a son point de vue. Mais si son amour pour John transparaît à chaque ligne, on ne sait finalement que très peu de chose de cet homme, assez discret et taiseux, fidèle et affectueux, mais dont les pensées restent assez obscures. J'aurais aimé mieux le connaître.

Le dernier mot sera pour l'humour, présent dans le roman malgré sa violence et sa dimension dramatique. Il apparaît en particulier quand Thomas évoque les Irlandais, dont il dresse un portrait assez peu flatteur. Mais un portrait, qu'on trouve sur une page en particulier située, si je me souviens bien, assez tôt dans le récit, et qui colle parfaitement à la suite.

En particulier en décrivant l'ambivalence très forte qui anime les hommes originaires de l'île Verte, qu'ils soient Américains depuis longtemps ou beaucoup plus récemment. Une personnalité exaltée passionnée, qui pousse aux excès dans chaque circonstance de la vie, en bien comme en mal, en amitié et en amour comme lorsqu'on hait... Saisissant...

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