dimanche 18 août 2019

"Le plus grand fils de pute qu'on ait jamais vu en Amérique et au-delà".

Restons en Italie, mais rapprochons-nous de notre époque. Laissons l'Italie fasciste pour les "swinging sixties", la Guerre froide, la montée des contre-cultures, bref les années 1960-70. Une histoire qui ne se limite pas à l'Italie, mais qui évoque des événements qui vont avoir des conséquences, si ce n'est dans le monde entier, du moins dans les pays occidentaux... Avec "L'Agent du chaos" (aux éditions Métailié ; traduction de Serge Quadruppani), Giancarlo De Cataldo, magistrat et romancier, auteur principalement de polars, sort du cadre habituel de ses précédents livres, en nous entraînant aux Etats-Unis, afin de retracer une période d'effervescence qui a élargi le champ des possibles, permis d'envisager un monde meilleur, parce que différent... Et pourtant, derrière tout cela, il imagine une manipulation d'ampleur, dont l'instrument principal porte un nom : Jay Dark. Un personnage entre réalité et légende, entre bouc émissaire et outil de propagande... Un homme en quête permanente d'une liberté impossible...


Le narrateur est un romancier dont la dernière parution, "Blue Moon", s'intéressait à un personnage trouble qui a marqué l'histoire de l'Italie : arrêté des décennies plus tôt avec une valise remplie de drogue, il avait été condamné à une peine assez lourde. On lui reprochait alors d'avoir popularisé l'héroïne au sein de la société italienne, et de l'avoir fait dans des intentions assez louches...

Cet homme, muni d'un passeport anglais, était en fait américain et s'appelait Jay Dark... Un vrai nom de personnages de romans noirs. Un vrai nom de méchant sans foi ni loi. Une homme à propos de qui courent les plus folles rumeurs, désormais colportées, partagées, diffusées par internet et ses branches conspirationnistes.

Un personnage qui a aussitôt fasciné l'écrivain, décidé à mener l'enquête pour écrire son livre. Mais, malgré l'abondance de blogs ou de sites évoquant Jay Dark, ou plutôt à cause de cette abondance, difficile de faire la part du vrai et du faux. Même si le romancier veut écrire une fiction, il ne la veut pas non plus trop éloigner de la réalité.

Il a donc écrit "Blue Moon", portrait de ce mystérieux Jay Dark, et ça n'a pas trop mal marché. Jusqu'à être traduit en anglais et publié aux Etats-Unis. Peu de temps après, le narrateur a reçu un message de la part d'un avocat californien souhaitant le rencontrer. Ce rendez-vous se déroule à Rome, au cimetière monumental du Verano, et ce sera le premier d'une longue série.

Là, au milieu des tombes, Flint explique à l'écrivain qu'il ne croit pas à la mort de Jay Dark, trop malin pour ne pas avoir organisé sa disparition dans les années 1980, sans que cela signifie la fin de ses activités, aux conséquences forcément dévastatrices. Il dit surtout à l'écrivain que son livre n'est pas mal, mais qu'il est loin, très loin de la vérité.

Et il lui propose de lui raconter le véritable parcours de Jay Dark, afin que l'écrivain en fasse un nouveau livre, mais pas une fiction, cette fois, non, un récit. Et un récit particulièrement bien informé, car Flint, devant l'incrédulité et la méfiance de son interlocuteur, lui confie qu'il a été le témoin direct des activités de Jay Dark...

Ainsi débute la relation de la vie extraordinaire de Jay Dark, l'agent du chaos, par un homme qui affirme l'avoir bien connu, Me Flint. Une histoire fascinante, troublante, qui va épouser une période passionnante du XXe siècle, de la fin des années 1950 au début des années 1980. Une histoire qui propose un angle de vue très différent de la version officielle...

Faut-il croire au récit de Me Flint ?

J'ai fait très court dans ce résumé (par rapport à d'habitude), mais la suite de ce billet va l'étoffer un peu. Pour le moment, je me suis limité à ce qu'on peut appeler prologue du livre de Giancarlo De Cataldo. Mais vous vous doutez bien qu'il va nous falloir parler de ce Jay Dark, au nom semble-t-il prédestiné, même s'il a agi en pleine lumière...

C'est donc l'histoire d'un jeune homme natif de Brooklyn, né de père inconnu et d'une mère polonaise, confite dans la vodka... Jaroslav Darenski a 20 ans en 1960 lorsqu'il est arrêté pour vol. Mais le garçon est un malin : il s'est découvert un don exceptionnel pour l'apprentissage des langues étrangères (on dira plus tard qu'il en parle 11 couramment), qui va lui être fort utile.

Lors de son procès, il se met à divaguer dans certains de ces idiomes, il échappe à la prison et est envoyé au Bellevue Hospital où on lui propose de participer à ce qu'on appelle le "Programme". Dans l'esprit de Jaro, tout valant mieux que la prison, il accepte d'y participer avant même de savoir en quoi cela consiste exactement.

Il ignore encore qu'il vient de signer une sorte de pacte avec le diable, qui va chambouler son existence sans espoir de retour en arrière. Un certain Dr Kirk, espèce de savant fou au passé plus que sulfureux, qui va prendre en main la destinée du jeune Jaroslav, vite rebaptisé Jay. C'est lui qui va façonner le jeune homme pour en faire ce qu'il appelle l'agent du chaos...

Qu'est-ce donc qu'un agent du chaos, me direz-vous ? Eh bien, c'est justement là que réside le centre névralgique de ce roman, ce qui va motiver chaque acte (en tout cas, durant une bonne partie du livre) de Jay Dark. Et ce qui fonde aussi la vision très provocatrice que va développer Giancarlo De Cataldo dans ce roman.

D'abord, premier élément fort : et si l'ordre n'existait pas ? Et si le genre humain, individuellement et collectivement, n'était qu'un gigantesque chaos, absolument incontrôlable ? C'est l'idée, l'idéologie même, que développe le Dr Kirk et qu'il entend démontrer grâce à celui qu'il a créé, comme un Dr Frankenstein psychédélique.

Car, c'est le deuxième élément, ce sont les drogues, et en particulier le LSD, qui va émerger au début des années 1960 et se répandre largement. Si Jay Dark est l'agent du chaos, les drogues vont être son outil de travail, et il va miser sur les effets bien particuliers de cette substance pour alimenter la quête très en vogue à cette époque : celle du bonheur...

Et puis, le troisième élément, c'est la politique. Nous sommes en pleine Guerre froide, depuis la fin de la IIe Guerre mondiale, les Etats-Unis se sont érigés en superpuissance mondiale, mais voilà que la génération émergente remet en cause le modèle de société sur lequel repose cette superpuissance, et en particulier la société de consommation...

Cette dimension-là est incarnée par deux personnages : le sénateur Stagg, proche de JFK, et Garreth Senn, qui se pose en rival de ce Jay Dark sorti de nulle part pour mener une mission que lui aurait pu accomplir. Bien différemment, d'ailleurs... Deux personnages qui représentent l'ordre, celui-là même que Kirk pense pouvoir maintenir par le chaos...

Car elle est là, la théorie de ce roman : et si les services secrets n'avaient pas combattu les mouvements d'opposition prônant une remise en cause profonde de la société telle qu'elle est, mais les avaient au contraire encouragés, choisissant des visions très différentes, presque antagonistes, afin de diviser pour mieux régner. Et donc, d'installer l'ordre par le chaos...

"L'Agent du chaos" est un roman relativement court (autour de 300 pages), bien qu'il soit construit comme une fresque couvrant deux décennies. C'est aussi un roman qui met en scène de nombreux personnages, mêlant des figures historiques, dont les plus connues sont Timothy Leary ou Andy Warhol, que croise Jay Dark au cours de sa mission, et personnages inventés.

Mais, ces personnages de fiction ne sont pas créés au hasard : comme Stagg et Senn, déjà cités, ils ont tous des rôles bien particuliers. On pourrait presque parler d'archétypes. Il y a la pasionaria, l'héritière rebelle, le Black Panther, l'artiste à l'inspiration dopée par les drogues, etc. Tous vont croiser la route de Jay Dark, le suivre, se lier à lui, s'en éloigner, le retrouver (ou l'inverse)...

Jay Dark n'est pas une espèce d'anti-James Bond, un agent secret omnipotent, capable de tout. Mais, il possède quelques atouts qui pourraient faire penser à ce genre de personnages de fiction. A commencer par un indéniable charisme, qui fait qu'il s'expose beaucoup plus que ne le ferait un agent provocateur un peu plus classique.

Ce charisme lui permet de se glisser partout, de devenir le centre de l'attention, d'être incontournable... C'est un vrai caméléon sur le plan social, et dans cette période si spéciale, qui va le mener de Brooklyn à Harvard, de Harvard aux communautés hippies de Californie, de la Californie aux Swinging London, etc., il sera quasiment partout comme chez lui...

Le paradoxe de Jay Dark, c'est qu'il incarne de toutes les manières possibles une espèce de modèle de liberté et de subversion aux yeux de ceux qui le fréquentent, alors qu'en réalité, il se sent prisonnier, contraint, et sait que tout cela se fait au détriment de sa propre liberté, et que même s'il parvenait à la reconquérir, il ne pourrait en profiter pleinement...

Jay Dark n'est justement pas un personnage aussi monolithique qu'un James Bond. Au fil de son histoire, telle qu'elle nous est racontée, il va commencer à se poser des questions, à chercher à se défaire de la tutelle de Kirk et surtout, au rôle qu'on lui a assigné. Lui aussi est en quête du bonheur, mais il redoute d'être enfermé à perpétuité dans une quête de mort.

C'est un beau personnage, ce Jay Dark, effectivement assez fascinant, et l'on comprend que l'écrivain puisse avoir eu envie d'en faire le personnage central d'un de ses livres. Mais, tout cela est trop beau pour y croire. L'écrivain a des doutes, le lecteur aussi : Flint ne mènerait-il pas à son tour tout son monde en bateau, histoire d'entretenir ce qui est devenu, au fil des ans, un véritable mythe ?

Ah, le mythe... C'est l'un des grands thèmes du roman de Giancarlo De Cataldo. Et si tout ce que nous avons connu durant ces années si particulières, lorsque le monde est entré en effervescence, qu'on a voulu le changé en profondeur, le détruire, même, pour en rebâtir un fondé sur d'autres postulats, et si tout cela ne reposait que sur des mythes ?

Ainsi, la Guerre froide n'est pas seulement une guerre idéologique, c'est une guerre où chaque camp répond à l'autre en créant sa propre mythologie, en dressant ses propres héros, au sens antique du terme et en calquant le modèle de valeurs que l'on défend sur ces mythologies. Cela touche au domaine de la fiction, mais pas uniquement, cela influe aussi sur l'histoire et la lecture qu'on en a.

Jay Dark répond parfaitement à cette idée : qui, en dehors de l'homme qui se cache sous cette identité, peut savoir qui il est vraiment ? On ne parle plus seulement de ses actes, de ses gestes, de ce qui lui est attribué ou reproché, de ce que la rumeur colporte à son sujet, mais du véritable Jay Dark, ou plutôt, de Jaroslav Darenski, s'il existe encore quelque part...

C'est l'histoire d'un homme qui n'a plus la possession de sa propre existence, devenue l'objet de tous les récits, de toutes les légendes, de toutes les conjectures... De toutes les paranos, peut-être, aussi. C'est l'histoire de l'homme que tout le monde a vu ou rencontré, ou croit avoir vu ou rencontré, mais dont personne ne sait vraiment s'il a existé...

Jusqu'où va l'idée de créature, pour reprendre le thème de Frankenstein évoqué plus haut ? Jay Dark n'est-il pas sorti de l'imagination collective, stimulée par les cocktails de drogue en vogue en cette période psychédélique ? N'est-il pas une idole pop art, une ombre multicolore comme sortie du "Yellow Submarine" des Beatles, un mythe fabriqué de toutes pièces ?

Si "L'Agent du chaos" n'est sans doute pas le roman le plus original de Giancarlo De Cataldo, puisqu'on retrouve une période très exploitée (on le voit encore avec le nouveau Tarantino), dans le pays qui focalise le plus l'attention mondiale (et là, cela accrédite cette thèse de la mythologie qui s'est imposée).

Ce sont les thématiques que développent le romancier qui portent véritablement cette histoire, avec des théories à contre-courant, assez provocatrices, et qui, sans être inédites, remettent en cause la lecture des événements que l'on peut avoir. L'auteur de "Romanzo Criminale" ou des "Traîtres" (sans oublier "Suburra", écrit en duo) s'inspire et joue avec les propensions complotistes de notre temps.

Ne nous y trompons pas : l'histoire de Jay Dark est intrinsèque à une époque particulière, mais le XXIe siècle naissant a certainement lui aussi ses agents du chaos, ses Jay Dark, qui bénéficient en plus de la puissance d'internet pour fonder leur mythe et imposer leur charisme et leur capacité à manipuler les esprits...

Je termine en évoquant le titre de ce billet, en vous présentant d'abord mes excuses pour la vulgarité de la formule, mais elle est si juste ! Et puis, vous le verrez, elle intervient dans un contexte particulier, à un moment clé du roman. Elle illustre parfaitement la personnalité de Jay Dark, dans ses actes, mais aussi dans ce qui l'anime...

Mais je n'ai aucun doute sur le fait que le titre de "plus grand fils de pute qu'on ait vu en Amérique et au-delà" ait été remis en jeu maintes fois depuis Jay Dark, comme la ceinture mondiale d'un boxeur, par exemple. Et rien que dans le temps qu'il faut pour taper ces quelques mots, de nombreux candidats me viennent à l'esprit... La concurrence est rude, chez les agents du chaos !

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