Cette idée de l'infamie du héros est omniprésente dans notre livre du jour, dès le titre du premier chapitre, et il faut dire que ça colle assez bien aux différents personnages que nous allons côtoyer, dont aucun ne semble vraiment correspondre aux valeurs classiques du héros. Le personnage central est même plutôt un exécuteur des basses oeuvres, fidèle et efficace, même s'il fait preuve de quelques états d'âme... "Le Gardien de la Joconde", du romancier argentin Jorge Fernandez Diaz (en grand format dans la collection Actes Noir ; traduction d'Amandine Py), est un roman assez composite, entre espionnage, thriller, aventures aux quatre coins de l'Argentine et en Europe, mais aussi féroce critique du pouvoir dans ce pays, et particulièrement de la tradition péroniste, toujours solidement ancrée. C'est aussi l'histoire d'une femme mystérieuse, si mystérieuse que l'on se demande, avec Remil, le narrateur, si elle-même sait vraiment qui elle est...
Remil, c'est ainsi qu'il se fait appeler, même si ce n'est pas son véritable état civil, a participé à la Guerre des Malouines. Blessé grièvement lors de la débâcle de Monte Longdon, il a appris à sa sortie de la salle d'opération que son pays, l'Argentine, a capitulé. La guerre est donc terminée, mais pour Remil, ce n'est pas la fin du service...
Lorsqu'il a retrouvé la forme suffisante, on l'envoie directement dans un camp d'entraînement où, sous la houlette de celui qui va devenir son mentor, le colonel Leandro Calgaris, pourtant officiellement retraité, il va intégrer une officine ultra-secrète dépendant des services secrets argentins. Remil est devenu une ombre...
Son job, désormais, c'est d'assurer la protection de personnalité à qui l'Etat argentin ne voudrait pas qu'il arrive un malheur. Et si un problème se présente, il doit le résoudre au plus vite. Et bien sûr le plus discrètement possible. Ce n'est pas toujours très passionnant, c'est sûrement moins risqué que de crapahuter sur les rochers des Malouines sous le feu des Anglais, et ça paye le loyer...
Mais l'agence dirigée par Calgaris ne s'occupe pas que de baby-sitting, de protection rapprochée ou de constats d'adultères. Chaque mission permet de tout savoir des petites faiblesses de chacun, d'y apporter une réponse quand c'est nécessaire et de compiler des informations fort utiles sur la haute société et les personnalités en vue de la politique, de l'économie, du sport ou du spectacle.
Protéger, comme lorsqu'un scribouillard veut écrire un livre un peu trop bien informé sur une figure politique, une sénatrice, une amie de Calgaris, mais aussi une femme ambitieuse, dont il ne faudrait pas voir l'ascension contrariée ; et surveiller, comme pour cette nouvelle mission, qui concerne une avocate espagnole, Nuria Menendez Lugo.
Avant toute chose, puisqu'elle arrive d'Espagne, il faut en savoir plus sur elle. Remil a mis son réseau sur le coup, paparazzi, as de la cambriole, tout ce qui peut permettre de récupérer des informations sur l'avocate afin de la cerner un peu mieux. Mais la seule chose qui ressort, c'est que l'avocate est mariée à son métier, mais prends bien soin de ne rien laisser traîner de ses affaires...
La seule chose qu'il peut dire, c'est que Nuria Menendez Lugo est une femme élégante et qui prend soin d'elle, confiante en elle presque jusqu'à l'arrogance, manifestement ambitieuse... Mais que dire de plus ? Toutes les lignes lancées par Remil restent pour le moment immobile, rien ne vient mordre à ses hameçons...
Mais Remil est tenace et ce n'est pas parce que rien ne saute aux yeux qu'il n'y a rien à trouver... Et peu à peu, il va comprendre : un trafic de drogue est en train de se mettre en place sous la surveillance de l'avocate. Un trafic qui consiste à faire passer de la cocaïne en la diluant dans des bouteilles de vin, du malbec argentin, dont la renommée est en plein essor.
C'est exactement pour ce genre de mission que Remil a été formé par Calgaris : des histoires troubles, où l'on croise aussi bien des politiques et des notables que des narcotrafiquants et des gangsters. Il faut savoir nager en eaux troubles et se méfier de tous : amis, ennemis, les choses changent vite, et protéger Nuria risque de ne pas être facile.
D'autant que jamais il n'a eu affaire à une cliente aussi mystérieuse, aussi insaisissable... Un mystère qui l'intrigue, l'inquiète aussi, mais le séduit également, il doit bien le reconnaître. Et ça, ça ne fait pas bon ménage avec son métier. Ainsi commence la mission la plus difficile, la plus périlleuse et la plus douloureuse de la carrière de Remil...
D'abord, il faut vous prévenir que "Le Gardien de la Joconde" est un roman bien plus touffu que ne l'indique ce résumé. Il y a Remil, Nuria, Calgaris, mais autour d'eux, on croise bon nombre de personnages secondaires qui vont tous tenir des rôles non négligeables dans l'histoire. En particulier autour de Remil, dont la fidélité est un caractère qui ne concerne pas que son boulot.
Un mot sur Calgaris, puisqu'on l'évoque, car c'est un sacré personnage. Bien qu'à la retraite, il continue à se faire appeler "colonel" et on l'imagine comme une espèce de "sosie" argentin de Churchill, entre l'incontournable whisky (du Talisker, s'il vous plait !) et la pipe, mais aussi un côté bougon et roublard qui pourrait faire penser à l'ancien premier ministre britannique.
Remil est issu de quartiers très pauvres, on ne sait pas grand-chose de sa famille ou de son enfance. C'est un peu comme si sa vie commençait aux Malouines. Sous l'uniforme, il a rencontré "le sergent", que l'on croise dans le roman, car c'est maintenant Remil qui veille sur lui, qui l'a formé et en a fait un soldat. Mais son véritable mentor, c'est Calgaris.
Si le sergent peut passer pour un père de substitution, le colonel, lui, est tout autre chose : un professeur. Pour Calgaris, l'adage "mens sana in corpore sano" est fondamental. Ses hommes doivent être entraînés pour accomplir leurs tâches sur le terrain, mais Calgaris est aussi un homme cultivé qui veut que ses subalternes s'enrichissent également sur le plan intellectuel.
Et, dans ce domaine, Remil est sans doute sa plus grande réussite. C'est devenu un de ses meilleurs hommes, efficace, discret, digne de confiance, docile, aussi. Et également quelqu'un qui a respecté et respecte encore les préceptes de Calgaris : lorsqu'il passe une nuit chez lui, il regarde des documentaires, poursuit chaque jour son apprentissage.
On va d'ailleurs retrouver cet aspect culturel tout au long du roman, à travers la musique, aux sonorités de jazz et de tango, mais aussi à travers la peinture. Je ne parle pas de la Joconde, dont la simple évocation parle à tous, mais plutôt de Joaquin Sorolla, peintre impressionniste à qui un musée rend hommage à Madrid, et que Calgaris apprécie tout particulièrement.
C'est un personnage intéressant, Remil. Il pourrait faire penser à John Reese, le personnage que joue Jim Caviezel dans la série "Person of interest". Une espèce de monolithe, sans émotion, sans expression, concentré juste sur ce qu'il a à faire, sans état d'âme, loyal aux ordres, confiant dans la justesse de la mission qu'il remplit...
Sur ce dernier point, le lecteur peut s'interroger : les activités de l'agence dirigée par Calgaris ne sont pas clandestines sans raison et le jeu qu'elle joue n'est pas très moral, ce que ne semble pas remarquer Remil. C'est un soldat, même s'il n'est plus dans l'armée, et un soldat ne pose pas de question, il obéit aux ordres qu'il reçoit et c'est tout.
Remil est au centre de tout un jeu romanesque, parce que si le coeur du roman, c'est le mystère qui entoure Nuria, on peut aussi se poser la question à propos de l'ancien militaire : qui est-il vraiment ? Au tout début du roman, un personnage parle de Remil et tient des propos qui vont résonner tout le reste du roman :
"C'est curieux, il se perçoit comme un soldat, presque un mercenaire, parfois comme un garde du corps, un espion ou un détective, sans jamais adhérer complètement à ses clichés littéraires. Ces derniers jours, j'ai découvert qu'au fond, si on va gratter assez profondément sous le vernis, cet imbécile se prend pour un héros".
Et vlan ! Avouez qu'on a eu des définitions du héros plus positives, adressées à des personnages moins ambigus... Et la même personne, une des collaboratrices de Calgaris, conclut en le qualifiant de "Héros infâme", nous y voilà ! Un magnifique oxymore qui pose parfaitement les enjeux de cette histoire : peut-on être à la fois infâme et un héros ?
Un questionnement qui va aussi accompagner Remil, l'impassible, l'inflexible, l'homme sans état d'âme, en apparence, en tout cas. Car Remil n'étale pas ses émotions, mais il bouillonne intérieurement et cette effervescence va aller crescendo tout au long d'une histoire qui va sérieusement le malmener.
J'ai parlé de son activité intellectuelle, il y a le physique. Remil le dit lui-même, il n'est pas un athlète. Mais il est en forme, parce qu'il doit pouvoir se battre, encaisser les coups. Pour s'entretenir, il nage. Pas à la piscine, non, dans le fleuve, avec un courant violent qu'il faut être capable de dompter. Nager, c'est une bataille pour Remil.
C'est surtout une étonnante allégorie de son métier : lorsqu'il nage, Remil ne se fixe pas d'objectif particulier, si ce n'est de revenir à son point de départ. Et chaque dimanche, le jour où il part nager, il a tendance à trop s'éloigner et l'effort que nécessite le retour n'en est que plus violent, douloureux. Avant de pouvoir toucher terre et de souffler...
Mais, Remil sait qu'un jour, il pourrait aller trop loin et être emporté par le courant sans plus pouvoir lutter. Qu'il causerait ainsi sa propre mort... Dans son métier, c'est pareil : la prudence est de mise, car si on va trop loin, trop vite, on risque de se mettre en danger et de ne pas s'en sortir... La mort hante Remil depuis longtemps, sans doute avant même les Malouines, elle nage à ses côtés...
C'est un très beau personnage, car le jugement un peu hâtif qu'on peut avoir à son sujet au départ (une grosse brute, basta) vole en éclats très vite et il ne cesse de s'humaniser au fil de l'histoire, à la fois en raison de sa relation avec Nuria qui va dépasser un cadre strictement professionnel et parce qu'il s'interroge sur son métier, ce qu'on attend de lui, ce qu'il est... Un héros infâme...
Nuria... Difficile de vous parler d'elle... D'abord parce qu'elle est un personnage complexe, difficile à cerner, vous l'aurez compris, mais aussi en raison de son évolution jusqu'au dénouement de l'affaire. Qui est-elle ? C'est l'obstacle auquel ne va cesser de se heurter Remil, au point de se demander si Nuria existe vraiment...
Cela nous amène au titre de ce roman. D'abord le titre de la version française, qui fait référence à une rencontre faite par Remil quelques années plus tôt, lors d'une de ses missions. Alors qu'il était à Paris, il a discuté avec un homme qui travaillait au Louvre et surveillait donc le fameux tableau de Léonard de Vinci.
Cette histoire va revenir à l'esprit de Remil lorsqu'il va se retrouver à surveiller Nuria et ses mystères insondables. Comme Mona Lisa, Nuria est impassible, illisible, et c'est justement ce qui la rend fascinante... Et cela peut devenir ensorcelant au point de tourner à l'obsession. Exactement ce qui va se produire pour Remil...
Le titre original, lui, n'a rien à voir avec tout ça : en espagnol, le livre s'appelle "El Puñal", "le Poignard". Un objet qui apparaît dès le prologue du roman, sans qu'on comprenne le sens de cette scène. Mais, de mon point de vue, ce titre fait référence à un autre passage du livre, à une phrase de Remil : "C'est une impératrice qui détient un poignard, et ce poignard, c'est moi"...
On retrouve ici la violence qui imprègne le livre (et encore, j'ai extrait un tout petit morceau de ce passage, plus évocateur encore dans son intégralité), le rôle des deux personnages centraux, avec tout de même un petit doute : Remil n'est pas au service de Nuria, mais de son agence... Et ce n'est pas elle qui est censée commander... Alors, pourquoi ce constat ?
"Le Gardien de la Joconde", parce que ce billet s'allonge déjà, est aussi un roman très politique, comme toujours avec les romans latino-américains, marqués par le passé récent toujours douloureux des dictatures. Jorge Fernandez Diaz s'en prend à la classe politique argentine, en particulier les hommes et les femmes politiques qui continuent de se revendiquer de la tradition péroniste.
L'auteur dénonce la corruption de ces personnalités, l'ambition qui les anime et qui les incite à s'affranchir des lois et de la morale. Mais, il va encore plus loin, non sans y mettre un certain sarcasme, en employant une expression qui fait écho à une autre que nous connaissons bien en France : le péronisme caviar.
On comprend bien que les relations des descendants du péronisme au pouvoir et à l'argent (à l'image du couple Kirchner, par exemple) est délicat, entre aspirations et image, entre tentations et promesses politiques... Et pour cela, Jorge Fernandez Diaz fait dire à l'un de ses personnages : "les premiers péronistes ont été des héros, la deuxième génération, des révolutionnaires. La troisième génération, c'est des millionnaires".
Comme souvent avec les romans argentins, quelque soit le genre auxquels ils appartiennent, on découvre dans "Le Gardien de la Joconde" une photographie de la société argentine bien peu reluisante, avec des élites corrompues et dépravées, alors que, depuis près de vingt ans, on a demandé à tous de se serrer la ceinture...
Je suis peu entré dans l'histoire, c'est un thriller, donc on essaye de ne pas trop en dévoiler. Mais,"Le Gardien de la Joconde" est un roman qui bouge énormément, qui ne reste pas "coincé" à Buenos Aires. On va suivre les personnages, et en particulier Remil, dans les somptueux paysages de Patagonie, mais aussi en Europe, dans cette Espagne d'où dit venir Nuria.
L'intrigue est savamment élaborée et l'on va comprendre que le choix d'une narration à la première personne confiée à Remil n'est pas anodine. Les questions se multiplient, les réponses se font rares, et Remil se trouve de plus en plus isolé, en perte de repères, contraint de remettre en question tout ce qui a jusque-là fondé son existence, tout ce qui l'a rassuré...
On songe en lisant le roman de Jorge Fernandez Diaz aux livres d'un autre fameux écrivain de langue espagnole : Arturo Perez-Reverte. Oh, je n'ai pas grand mérite : on aperçoit un de ses livres dans une scène, au milieu d'autres bouquins, comme un clin d'oeil. Et cela se confirme lorsqu'on découvre que l'auteur du "Tableau du peintre flamand" est en tête de la liste des remerciements.
L'élève rend un bel hommage au maître, car "Le Gardien de la Joconde" tient bien la route, captivant et intrigant, porté par des personnages étranges dont il faut essayer de percer les carapaces, trouver les failles. Et démontre que les héros, s'ils sont infâmes, n'ont certainement pas le monopole de cet état. Ils trouveront toujours plus infâmes qu'eux.
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