lundi 12 août 2019

"Ils appellent ça un accident (...) Mais moi je sais – et vous le savez aussi – que les accidents n'existent pas. Les avions ne tombent pas du ciel comme par magie".

Pour beaucoup, le nom de Noah Hawley est d'abord attaché à la création de séries à succès, comme "Fargo" (dont France 2 se décide enfin à diffuser la première saison ; mais les dimanches d'août à partir de 0h50, faut pas rêver non plus...) ou "Légion". Mais il est également romancier, ce qui lui permet d'aborder des sujets différents, plus intimistes, comme "Le Bon Père", ou évoquant des sujets de société sur un mode plus réaliste, comme notre roman du jour. "Avant la chute" (en grand format à la Série Noire, désormais disponible en poche chez Folio ; traduction d'Antoine Chainas) joue avec tous les codes du noir, mais c'est aussi une satire de l'activité médiatique, quand elle s'emballe sans autre raison que le buzz, jusqu'à alimenter les psychoses collectives jamais complètement endormies. Un roman dans lequel le personnage central oscille, bien malgré lui, entre héros et terroriste, et doit surmonter dans ce contexte pénible, un lourd traumatisme, qu'il ne partage qu'avec une seule autre personne : un enfant...


Un soir d'été, un avion privé décolle à 22h de l'aéroport de Martha's Vineyard, une île du Massachussetts connue pour accueillir pendant leurs vacances, des personnalités en vue, du monde politique, économique ou de la jet-set. L'Ospry 700SL doit accueillir, en plus du pilote, du copilote et d'une hôtesse de l'air, et doit ramener quelques riches passagers à New York.

Pour les Bateman, c'est la fin des vacances. Maggie et ses deux enfants, Rachel et JJ, ont passé le mois d'août sur l'île, tandis que David, qui dirige un groupe de média, les a rejoints chaque weekend. Ils sont accompagnés par Gil, un colosse de deux mètres, de nationalité israéliennelur garde du corps depuis quatre ans maintenant.

Arrivent ensuite Ben et Sarah Kipling. Ce sont des amis de David, Ben est associé d'une des principales banques de Wall Street. A peine installés dans l'avion, autour d'un verre servi par l'hôtesse, les hommes se lancent dans des messes basses. Business is business, même quand on n'a pas encore quitté son lieu de villégiature...

Et puis, in extremis embarque l'invité surprise. On pourrait même dire l'intrus dans cette société très sélect. Il s'appelle Scott Burroughs et il ne ressemble en rien aux riches personnes déjà réunies dans l'avion. C'est un peintre, mais pas franchement une star du milieu de l'art. C'est même tout le contraire, il peine vraiment à joindre les deux bouts.

S'il est là, au milieu de cet aréopage, c'est parce que Maggie a visité son atelier pendant le mois d'août et a aimé ses toiles. A sa réaction en le voyant sur le tarmac, on se demande si elle n'a pas surtout flashé sur lui... Apprenant qu'il devait se rendre à New York, elle l'a invité à rentrer avec eux plutôt que de regagner le continent par le ferry. Le vol est au complet, l'avion peut décoller.

Seize minutes après le décollage, leur avion s'abîme en mer...

Au milieu des décombres de l'avion qui flottent en surface, Scott Burroughs émerge, peinant à croire ce qu'il vient de se produire, et sans doute plus encore d'y avoir survécu. Autour de lui, c'est le désastre. Le carburant brûle en surface, les vagues viennent le bousculer. Il ignore où il est exactement. Il ignore surtout s'il d'autres passagers ont eu la même chance que lui.

Il ne lui reste qu'à nager, mais une de ses épaules à souffert dans le crash et l'eau, même à cette période de l'année, ne doit pas excéder les 18 degrés... A-t-il survécu à l'accident pour finir noyé ? Non, il doit pouvoir regagner la terre ferme à la nage, malgré tout. Malgré toutes les conditions qui semblent vouloir lui compliquer la tâche...

C'est alors qu'il va trouver la raison de se battre jusqu'à son dernier souffle, contre la fatigue, le choc, la soif, son corps diminué, l'océan, les courants, les requins, même, s'il y en a : venir en aide au seul autre survivant qui s'est manifesté, JJ, le fils des Bateman, âgé de seulement 4 ans. Scott va nager pour le sauver, tout en essayant de le rassurer...

On va les retrouver sur la plage de Montauk, tout près de New York, en définitive... Vivants ! Scott Burroughs a réussi à nager jusqu'à la terre ferme en transportant le petit bonhomme. C'est un exploit hors du commun, le voilà digne du qualificatif de héros, dont il se serait bien passé. Sauf que, rapidement, la situation va prendre une tournure bien différente...

Rapidement, la nouvelle du crash est arrivée jusqu'aux autorités et l'enquête démarre. Aucune hypothèse n'est privilégiée, il faut un certain nombre d'investigations avant de déterminer la cause du drame. D'autres sont nettement moins précautionneux : les médias se sont emparés de l'histoire, en particulier la chaîne d'info continue dont Dave Bateman était le patron.

Et pour le présentateur vedette Bill Cunningham, il n'y a absolument aucun doute : c'est un attentat ! L'homme, devenu une figure télévisuelle grâce à Dave Bateman alors qu'il animait une émission anonyme de fin de soirée, défend sa thèse avec sa fougue habituelle. Très vite, il va se trouver une cible parfaite pour sa logorrhée : Scott Burroughs...

Au départ, il y a donc un crash aérien. Dans la même zone où s'est abîmé l'avion que pilotait John Fitzgerald Kennedy Jr des années plus tôt... Mais lui se rendait à Martha's Vineyard. Et puis, c'était avant que les crashs aériens rendent les Américains très, très nerveux et déclenchent des théories du complot instantanément. Mais depuis le 11 septembre...

Ce roman possède une construction bien particulière : une introduction assez longue, qui ressemble au début de notre résumé. Puis, on découvre Scott et JJ, on les suit dans ces moments au combien délicats... Jusque-là, on est concentrés sur le coeur du livre : le crash du jet et ses conséquences immédiates. Et rien d'autres.

Mais ensuite, une fois qu'ils ont retrouvé la terre ferme, la narration s'atomise pour proposer plusieurs fils qui ne vont plus cesser de s'entrecroiser. Il y a la vie de Scott Burroughs, le personnage central du roman, qui ne lui appartient désormais plus vraiment, et celle de JJ, héritier d'un empire à seulement quatre ans, alors qu'il peine même à comprendre ce qui lui arrive...

Il y a l'enquête chargée de définir les causes du crash et de déterminer s'il s'agit d'un accident, qu'il soit dû à une erreur humaine ou à une défaillance technique, ou bien d'un événement qui a été provoqué intentionnellement. Le champ des hypothèses est alors assez large, tant qu'on n'a pas trouvé de preuve évidente.

Et puis, il y a donc la folie médiatique qui éclate une fois les faits connus. Avec ceux qui font correctement leur boulot et couvrent l'affaire le plus objectivement possible, ceux qui s'intéressent au héros Scott Burroughs, et ceux, comme Bill Cunningham, qui ont décidé de hurler à l'attentat et de faire du peintre un coupable.

Enfin, il y a un dernier fil narratif qui va apparaître et va accompagner le lecteur jusqu'au dénouement. Au moment d'écrire ces lignes, je change mon fusil d'épaule, car j'étais parti pour vous en parler explicitement, et je me dis finalement qu'il vaut mieux vous le laisser découvrir. Car en parler serait dévoiler une partie centrale de la mécanique de l'intrigue.

On peut considérer que l'enquête et ce dernier fil mystérieux constituent la trame de polar à proprement parler, celle qui vise à comprendre ce qui est arrivé à ce jet au-dessus de l'Atlantique. Les deux autres, qui vont tourner autour de Scott, nous mènent vers d'autres sujets, d'autres questionnements, qui peuvent toujours tenir du noir, d'ailleurs, mais en jouant avec d'autres ressorts.

L'histoire de Scott Burroughs est assez classique, dans le fond : un homme lambda qui, en quelques instants, se retrouve propulsé sous le feu des projecteurs sans s'y attendre, sans s'y être préparé, et doit endurer l'hystérie médiatique qu'il a causée bien malgré lui. Avec un petit plus le concernant : la cabale initiée par Bill Cunningham...

On a beau se dire que ce bonhomme est un fou furieux et surtout un hypocrite, qui se préoccupe plus des courbes d'audience de son émission que de la vérité, un doute naît : qui est ce Burroughs et que faisait-il là ? N'est-il pas l'intrus du vol ? Ne pourrait-il pas être le responsable du crash, n'est-il pas un ignoble imposteur ?

Dans un sens, l'idée que celui qui n'était pas prévu soit coupable (de quoi ?) est contredite par le même raisonnement : il a été invité à la dernière minute, il n'a pas pu préparer quoi que ce soit avant de monter, ça ne tient pas la route. Mais, avec la puissance des chaînes d'info continue, de nos jours, la cohérence et la logique sont souvent victimes de dommages collatéraux.

Cette critique des médias, et en particulier de la télévision, est un des sujets importants de "Avant la chute". Pourtant, on pourrait croire que Noah Hawley, qui crée des séries télé, crache un peu dans la soupe. Mais, à y regarder de plus près, son analyse est non seulement assez juste, mais surtout passionnante.

D'abord, cela intervient dans un contexte particulier où la télé, longtemps le média roi, se retrouve concurrencé par internet et ses dérivés. Plus question de dormir sur ses lauriers, il faut participer à la surenchère pour espérer exister et continuer à prospérer. Dans cette situation, tout s'emballe au moindre souffle et part dans tous les sens...

Dans le roman, Noah Hawley écrit une formule qui résume parfaitement le phénomène : le factuel contre le spectaculaire. Force est de constater que le spectaculaire l'emporte désormais régulièrement par K.O. contre le factuel... Et c'est d'autant plus frappant dans le cas qui nous intéresse que le factuel est ici lui-même très spectaculaire !

Un avion privé transportant des millionnaires se crashe, ne survivent qu'un inconnu et un enfant de 4 ans. L'inconnu sauve l'enfant en nageant sur des kilomètres... Y a-t-il vraiment besoin de faire monter la sauce ? Oui, si l'on considère que la sauce n'est jamais meilleure que quand on y ajoute le piment de la provocation et le poivre du scandale...

Vous le verrez, dans cette optique, Noah Hawley soigne particulièrement le personnage de Bill Cunningham, qualifié d'emblée de "Jerry Springer du pauvre", et qui cumule toutes les tares possibles qui font qu'il est l'antithèse parfaite des Woodward et Bernstein... On est dans un roman noir, certes assez particulier, mais s'il faut un méchant, il est là !

Pourtant, la réflexion de Noah Hawley va plus loin que ça et il rejoint un peu les questions posées par une série comme "Black Mirror" autour des écrans. La télé a tellement hypnotisé les gens que tout finit par se ressembler, tout est mis sur le même plan, le réel et la fiction, les infos et les lolcats, les comédies et les drames, les théories du complot et les décryptages sérieux...

On regarde le pire comme le meilleur exactement dans les mêmes conditions. Le même écran diffuse les émissions destinées au petit dernier et le porno du soir, on y regarde aussi bien une visioconférence avec les collègues d'une filiale que les images de la dernière fusillade ou la dernière exécution d'un otage de l'Etat islamique...

Il s'agit d'un assez long passage, on pourrait quasiment parler d'une tirade s'il s'agissait d'un dialogue, que l'on doit à Gus Franklin, l'enquêteur du Bureau de la sécurité des transports. Celui qui travaille sur les causes du crash. Ironie du sort, ces réflexions lui viennent alors qu'il se trouve... devant un écran, regardant les images filmées par les plongeurs sur le lieu du crash...

Reste le personnage de Burroughs qui, tout au long du roman, se retrouve dans le rôle de celui qui ne devrait pas être là. Qui est-il donc ? Un héros ? Un personnage plus sombre ? Un homme plein de secrets ? Les médias s'occupent de son cas, mais le lecteur lui aussi cherche à cerner ce peintre à la ramasse qui se retrouve d'un seul coup au centre de tous les intérêts...

Le cynisme de notre société s'exprime à travers lui : va-t-il profiter, et largement profiter, de ce drame qui lui a permis de se mettre en lumière ? N'a-t-il sauvé JJ que dans le but d'être un héros et d'en tirer profit ? Vous voyez qu'on peut aller loin dans ce genre de délire qui, avec les réseaux actuels, peut vite prendre une consistance et une crédibilité qui laissent pantois.

Pour autant, si j'évoque tout cela, c'est parce que Noah Hawley a bien pensé son affaire : ses personnages ne sont pas aussi clairs qu'il y paraît, et Burroughs n'échappe pas à la règle. Même s'il a rejoint l'avion au dernier moment, même s'il a survécu miraculeusement, il y a quelques éléments qui sèment le doute. Et ils vont se trouver là où on s'y attend le moins...

"Avant la chute" est un roman atypique, je me répète, essentiellement par sa construction qui ne se concentre pas uniquement sur l'enquête. Mais on est bien dans un polar, avec des réponses attendues aux questions que l'on se pose sur le crash, évidemment. Le sort de Scott et de JJ, au milieu de ce cirque, est aussi un enjeu, bien sûr...

Mais je vais terminer ce billet avec un aspect qui semblera sans doute très anecdotique au lecteur français, mais pas forcément pour le lecteur américain. Il s'agit d'évoquer une personnalité que nous ne connaissons pas de ce côté de l'Atlantique, mais qui a connu ses heures de gloire aux Etats-Unis, et qui traverse le roman de Noah Hawley.

Ce personnage, c'est Jack LaLanne (non rien à voir avec...). Body-builder, considéré comme un des grands initiateurs de ce qu'on va appeler le fitness, il est surtout connu du grand public pour des exploits aussi impressionnants qu'inutiles (disons-le), mais aussi pour avoir été le coach de certaines grandes stars américaines.

Que vient-il faire là, celui-là ? Eh bien, vous le comprendrez sans doute assez vite, puisqu'on le croise très tôt dans le roman, avec le récit d'un de ses plus fameux faits d'arme, que je vais vous laissez découvrir. Il est entré dans l'imaginaire collectif américain comme un Evel Knievel ou un Red Adair, et va jouer un rôle dans ce roman, probable réminiscence de l'enfance de Noah Hawley...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire