Bien que géologue et spécialiste des volcans, Olivier Merle a choisi, en matière d'écriture, de poursuivre la tradition familiale. En effet, il est le fils de l'écrivain Robert Merle, prix Goncourt et auteur de nombreux romans historiques. Et, pour son second roman, "Noir Négoce" (en poche chez Pocket), il s'intéresse à la traite négrière et au commerce triangulaire au XVIIIème siècle.
En cette fin d'année 1777, Jean-Baptiste Clertant, 18 ans et tout juste diplômé de la prestigieuse Ecole d'hydrographie du Havre, obtient son premier engagement sur un navire marchand au long cours. Une formidable occasion pour ce jeune homme de mettre en pratique ce que ses maîtres lui ont appris.
Pour cette première, il est enrôlé sur l'Orion, avec le grade de second lieutenant. Ce brick doit appareiller prochainement pour la Guadeloupe, via les côtes africaines. Car, Clertant le découvre embarrassé, L'Orion est un bateau négrier, dont le capitaine doit acheter des hommes et des femmes pour les revendre aux Caraïbes comme esclaves dans les plantations, au profit d'un armateur havrais.
Clertant, dont l'expérience des voyages se limite à la lecture des récits de Bougainville, a immédiatement un doute. Ignorant les tenants et aboutissants d'une telle pratique, son éducation placée sous l'égide des Lumières, lui fait confusément sentir qu'il y a là quelque chose qui cloche.
La première confirmation de ce sentiment lui vient d'une vision : celle de deux hommes noirs, deux esclaves affranchis faisant partie des membres de l'équipage du bateau sur lequel Jean-Baptiste doit prendre son poste. C'est la première fois qu'il voit des hommes à la peau noire et rien, dans ce premier regard, ne vient confirmer ce qu'il a pu entendre dire à leur sujet. En fait, pour lui, rien ne semble différencier ces deux gars des autres marins, si ce n'est cette couleur de peau. Mais, surtout, rien ne semble indiquer qu'il s'agisse là d'êtres différents, inférieurs, ou même d'aniamux, comme l'affirment certains.
C'est donc avec ce doute en tête que Clertant prend la mer. Le voilà au contact d'un équipage au sein duquel la question nègre est apparemment tranchée, et pas dans le sens que le jeune officier a pris. Pour la plupart des hommes de ce bateau, il s'agit d'un commerce, les nègres ne sont que des marchandises, un point c'est tout.
La première partie du voyage, jusqu'en Afrique, est calme. C'est l'occasion pour Clertant de mettre ses théories en pratique, d'utiliser des instruments de mesure à la pointe de la technologie de son époque et d'apprendre même ces nouvelles pratiques au pilote du bateau, dont les méthodes de calcul commencent à dater sérieusement et, surtout, sont assez peu fiables.
Il noue aussi connaissance avec les autres officiers du bord, nouant des amitiés et des inimitiés aussi fidèles les unes que les autres. Il poursuit aussi son observation des deux affranchis, affirmant sa conviction qu'ils sont des hommes à part entière, ni plus ni moins.
Mais le véritable cauchemar de Clertant va commencer à l'approche des côtes africaines et, encore plus, lorsqu'il aura posé les pieds sur ce continent inconnu. On lui apprend comment "la marchandise" sera choisie, embarquée et transportée depuis l'Afrique jusqu'en Guadeloupe. Petit à petit, l'inhumanité de ces pratiques se fait jour dans l'esprit de Clertant, une impression qui va se confirmer à terre d'abord, pendant les négociations commerciales entre son capitaine et un roi africain, vendeur d'esclaves, plus encore une fois le navire reparti en mer, en voyant mises en pratique les conditions de détentions inhumaines dont sont victimes les esclaves déracinés...
Une seule traversée suffira à Clertant pour devenir un farouche abolitionniste et, de découvertes en révélations sur le sort des nègres des deux côtés de l'Atlantique ainsi que sur l'Océan, il finira par s'affranchir de toutes les conventions de statut social pour prendre des risques immenses et, par-là même, faire tomber les écailles des yeux de certains de ses camarades à bord... Mais pas tous, loin de là.
"Noir négoce" (j'allais écrire traite, mais le mot me semble vraiment mal choisi) a pour thème central la traite négrière au travers du récit par Clertant d'une traversée commerciale de l'Orion. C'est vraiment le commerce triangulaire qui y est décrit de manière très réaliste et détaillée, très dure parfois, pour que le lecteur ait vraiment l'impression d'être aux côtés du jeune officier dans sa découverte effarante de ces pratiques d'un autre âge (en suis-je si certain, en l'écrivant ?).
Merle n'évoque que par ouï-dire la situation des esclaves une fois vendus en Guadeloupe ou sur les autres îles des Caraïbes, car Clertant ne reste que peu de temps là-bas. On ne voit de Pointe-à-Pitre qu'une description sommaire et déjà fort impressionnante alors même qu'on n'entre pas dans les plantations où le pire sort est réservé à ces pauvres gens.
En revanche, la partie africaine du livre est beaucoup plus développée, car Merle essaye aussi de nous faire comprendre comment un tel commerce a pu être possible non pas en asservissant la totalité des potentats africains mais bel et bien en commerçant avec eux, en créant une véritable loi de l'offre et de la demande autour d'un produit très recherché dans ces nouvelles colonies américaines : l'esclave.
Intéressant de remarquer, dans certains dialogues, un parallélisme entre cette époque et la notre, ou comment les Occidentaux, il y a deux siècles déjà, avaient su mettre en coupe réglée les richesses du continent africain, sans que les autochtones puissent en profiter vraiment. Les monnaies d'échange étaient bien souvent des armes en très grande quantité, avec lesquelles les Africains pouvaient se faire la guerre à qui mieux mieux et, soumettant d'autres peuplades, fournir les Européens en esclaves.
Totu cela a-t-il vraiment changé aujourd'hui ? Voilà la question que je me suis posé tout au long de ma lecture. Car si l'esclavage a été définitivement en France en 1848 (70 ans après les faits retracés dans "Noir négoce"), les similitudes restent frappantes : mainmise occidentale sur les économies africaines, corruption, fourniture intensive de matériel militaire, accaparement des richesses, qui sont plus minérales qu'humaines, mais le principe est le même.
Quant aux humains, lorsque l'on voit les images de Ceuta ou de Lampedusa, les conditions de vie des populations immigrées, la clandestinité, les risques fous pour fuir la misère insupportable de leurs pays de naissance, on se dit que l'esclavage n'existe plus dans les textes mais que, dans les faits, il y a encore des situations qui y ressemblent beaucoup...
Un dernier mot sur Jean-Baptiste Clertant. Il est le symbole de ce siècle des Lumières et des idées qui vont aboutir à la Révolution (en tout cas, dans ses aspects humanistes les plus nobles). Sur l'Orion, il se retrouve confronté à cet Ancien Régime au bord de l'effondrement, symbolisé par ces hauts officiers, sur de leurs faits, se cachant derrière mois et religion pour s'éviter tout cas de conscience, incapables de voir des êtres humains sous les oripeaux des esclaves, rejouant la Controverse de Valladolid des siècles après avec une nouvelle population soumise et décimée.
Les décisions que va prendre Clertant (et même si je trouve la fin de "Noir négoce" un peu convenue ; pour être franc, je trouve la happy end inappropriée, les idées de Clertant pouvant gagner en force dans l'injustice, mais ce n'est que mon avis, peut-être un poil cynique) vont remettre en cause tout l'ordre établi comme la Révolution, dans ses débuts, renversera la société aux fondements féodaux.
En cela, "noir négoce" est aussi une intéressante parabole, là encore, à mettre en perspective avec ce que nous pouvons connaître de nos jours. En tout cas, un intense moment de lecture, avec quelques passages révoltants mais nécessaire pour comprendre toute l'horreur de ce qui est désormais un crime contre l'Humanité : l'esclavage.
Pour mieux comprendre le titre de ce billet, thème abordé dans "noir négoce" et argument majeur des esclavagistes les plus enragés, voici quelques explications qui ne seront sans doute pas superflues, sur la malédiction de Cham.
Si, dans "Noir négoce", l'Orion part du port du Havre, Nantes fut une des plaques tournantes du commerce triangulaire. Cette ville a décidé et est en train de mettre en place un mémorial de l'abolition de l'esclavage afin de ne plus passer sous silence ces épisodes sordides de l'Histoire de France, souvent laissés "pudiquement" dans l'ombre...
Ce livre traite d'un thème intéressant je vais le mettre dans ma wish-list.
RépondreSupprimerAprès lecture de ta chronique, eh bien voilà, je suis bonne pour ajouter ce titre dans ma wish list... (Pellot attendra t-il ? lol)
RépondreSupprimerMerci pour ce conseil de lecture !