lundi 29 août 2011

"Et il éclaire le monde pour nos yeux qui ne voient rien" (France Gall).

Une citation de la magnifique chanson "Cézanne peint" pour introduire ce billet sur le nouveau roman de Metin Arditi, "le Turquetto", qui vient de paraître chez Actes Sud.




Le Turquetto, c'est Elie Soriano, un homme au destin tracé par un don incroyable : celui de savoir dessiner, de réaliser des portraits d'une beauté inouïe. Né en 1519, ce garçon, né dans une famille juive chassée d'Espagne lors de la Reconquête, lancée par les Rois Catholiques à la fin du XVème siècle, grandit à Constantinople. Si les tensions religieuses ne sont pas exacerbées, les juifs de Constantinople ont toutefois peu de droits et ont accès à peu de professions. Ainsi, le père d'Elie est un simple employé au marché aux esclaves de la ville...

Le petit Elie est lui, un garçon extrêmement curieux qui n'hésite pas à aller à la rencontre des autres communautés de la ville. Ainsi, il se lie avec un marchand d'encre musulman, qui va l'initier à la calligraphie et à la fabrication des pigments, et visite régulièrement la basilique orthodoxe où il admire les fresques monumentales et les icônes resplendissantes.

Dès son plu jeune âge, il sait ce qu'il veut faire : dessiner, peindre, donner vie et sentiments aux images qu'il créera. Mais voilà, il est juif. Et sa religion lui interdit de reproduire de quelque façon que ce soit toute créature de Dieu. Autrement dit, pas de peinture ou de sculpture représentant un être humain...

Le gamin, âgé d'une douzaine d'année, n'entend pas pas céder aux injonctions religieuses ni aux pressions de ses proches. Il veut dessiner ! Et lorsque meurt son père, son dernier parent vivant, il saisit sa chance et s'enfuit sur un bateau à destination de Venise...

Lorsqu'on retrouve Elie, 40 années ont passé. Il se fait appeler Ilias Troyanos, chrétien d'Orient, et a gagné son surnom de Turquetto aux côtés du plus grand peintre de l'époque, Titien, dont il a été l'élève le plus doué, le seul susceptible de surpasser le Maître.

Et ses commandes le prouvent, Turquetto est l'une des figures artistiques les plus en vue de Venise. Son protecteur est un homme riche, Filippo Cuneo, qui lui passe de nombreuses commandes. Personne ne connaît son passé, personne ne soupçonne même son imposture. Mais, Elie va se découvrir, en deux temps. D'abord en prenant pour maîtresse une de ses modèles, une jeune femme juive ; ensuite, en offrant à Venise un tableau monumental, une Cène extraordinaire mais terriblement provocatrice.

Dans une République vénitienne en proie aux ambitions, qu'elles soient politiques, religieuses ou financières, il va devenir une cible de choix pour ceux qui entendent gravir les échelons. Alors, on va faire du Turquetto un exemple : l'Inquisition va le juger, le condamner et surtout tenter de l'effacer définitivement et ses tableaux avec lui.

Un seul en réchappera : "L'homme au gant". Turquetto l'ignorera, repartant dans la clandestinité d'une nouvelle identité, musulmane, celle-là, cherchant à surmonter son désespoir mais aussi sa honte, sa culpabilité d'être un traître (ne se représente-t-il pas en Judas dans son immense Cène ?). Traître à lui-même, mais cela lui importe peu, traître à ceux qui lui ont fait confiance à Venise, traître à ses racines, surtout et plus particulièrement, traître à son père.

Un père à qui il a rendu un hommage que retiendra la postérité.

Metin Arditi, auteur suisse d'origine turque, a eu l'idée de ce roman lors d'une exposition organisée à Genève en 2001. "L'homme au gant", une toile signée Titien, est alors exposée. Mais, à cette occasion, un historien d'art décide de faire expertiser la signature du tableau, apparemment peinte de deux couleurs différentes : une pour le T initial, une seconde pour les autres lettres du nom Ticianus. Et le résultat laisse planer un doute : deux pigments bien différents ont été effectivement utilisés.

De là à se demander si "l'homme au gant" ne serait pas l'oeuvre d'un autre que le Titien ?

C'est ce pas que franchit Arditi avec "le Turquetto". Il nous raconte l'histoire fascinante de ce peintre disparu, oublié, considéré comme plus doué encore que le Titien, son maître, dont toutes les oeuvres furent détruites, à l'exception de ce tableau, sauvé in extremis.

Mais au-delà de l'homme et du peintre dont il dessine le portrait, Arditi profite de l'argument pour nous emmener en pleine Renaissance, dans deux lieux majeurs de l'époque, Constantinople et Venise. Utilisant toute sa palette d'auteur, Arditi nous décrit la vie dans ces deux cités, nous en fait découvrir les décors, endroits et envers, et nous propose un roman qui ravit les sens. Une sensualité érotique, mais pas seulement : on y goûte les saveurs, les odeurs de l'Orient, on y touche les matières nécessaires au peintre pour pratiquer son art, on y entend ces langues, ces textes si forts et, parfois, utilisés à des fins fanatiques plutôt que comme instruments de foi.

Car, évidemment, ce sont la foi, la religion et la tolérance qui sous-tendent ce roman. Elie réunit en lui les influences des 3 grandes religions monothéistes. Ce sont elles qui nourrissent son art, sa vision de l'être humain et de la foi, en une espèce de syncrétisme qui ne peut que rebuter les représentants d'une Eglise catholique, arc-boutée sur ses positions canoniques comme politiques.

Mais Elie, le juif au visage de petit rat, dépasse tout cela. Instinctivement, il a compris que seul l'art pouvait tout sublimer, faire honneur à la foi et rassembler les êtres autour du Beau. Et, à travers lui, Arditi parvient parfaitement à hisser l'art au rang de seul langage universel.

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