Je trouve cette phrase terrible. Et plus terrible encore
quand on la remet dans son contexte, puisqu’elle a été prononcé par Pancrace,
sans doute quelqu’un de bien, jusqu’au jour où ce Rwandais s’est mué en
assassin multiple et a contribué à l’abominable génocide de 1994. Le billet que
je m’apprête à vous livrer, je ne le cacherai pas, est sans doute le plus
difficile que j’ai à écrire depuis l’ouverture de ce blog, mais il me paraît
important de vous faire partager la lecture de « la stratégie des
antilopes » (en poche chez Points Seuil), un récit bouleversant et
terrifiant signé par le journaliste Jean Hatzfeld, qui a déjà consacré deux
autres livres au génocide rwandais ces dernières années.
Le 1er janvier 2003, la présidence rwandaise
promulgue un décret qui peut surprendre les observateurs lointains que nous
sommes, encore choqués par le déferlement de haine qui a ensanglanté un pays
africain pourtant réputé pour son calme et sa tranquillité, c’était en 1994 et
les massacres avaient duré une centaine de jours. Surprenant, ce texte, car il
autorise « la libération conditionnelle de condamnés de deuxième et
troisième catégorie (tueurs et complices de tueurs sans responsabilités
particulières) dont les aveux ont été acceptés et qui ont effectué la moitié de
leur peine ». Quelques semaines plus tard, une première vague de
libérations concerne quelques 40000 prisonniers, tous condamnés pour avoir
activement participé au génocide.
Evidemment, les Européens que nous sommes ne sont pas les
seuls à être surpris par cette décision. Les survivants tutsis du génocide, eux
aussi, sont assommés par cette décision, point d’orgue de la politique de
réconciliation nationale lancée par le pouvoir en place.
A partir de cet évènement, Jean Hatzfeld a décidé de revenir
au Rwanda, pays dans lequel il a déjà longuement enquêté auparavant, avec en
tête, cette question : comment reprendre une vie normale lorsque doivent à
nouveau voisiner victimes et bourreaux ?
Hatzfeld a donc retrouvé, dans la région de Nyamata, ville
principale d’une région rurale située au sud de la capitale Kigali, les hommes
et les femmes, tutsis et hutus, survivants ou assassins, qu’il a déjà
interviewés pour ses deux ouvrages précédents. Et les témoignages qu’il nous
livre font se dresser les poils sur les bras du lecteur que je suis.
Première constatation, la culpabilité et les regrets sont
nettement plus du côté des victimes que des bourreaux. Ces derniers, renforcés
par la décision de les laisser sortir, semblent penser qu’ils ont payé leur
dette et que, finalement, ils n’ont pas d’excuse à faire ou d’explication à
donner sur ce qui s’est passé pendant ces 100 jours de folie meurtrière. Quant
aux victimes, une décennie après les faits, elles sont toujours dans le deuil,
on le serait à moins, dans l’incompréhension et dans l’attente d’une justice
quasi impossible.
Marie-Louise : « on s’est senti coupables d’être
Tutsis ». Innocent, lui, alors qu’il essayait de sauver chaque jour sa
vie, d’échapper dans des conditions terribles aux machettes de poursuivants
qu’il connaissait très bien, pour certains, pensait « à son épouse et à
son fils, (…) aux Hutus qu’on allait trouver en embuscade le lendemain, de
quelle manière on allait demander pardon, comment on alait promettre de ne plus
recommencer à être Tutsi si on se sauvait ».
Seule solution pour se sauver : s’enfuir dans les
forêts, dans les collines ou dans les marécages les plus proches de là où l’on
vivait et courir… Courir sans penser à rien d’autre, courir, encore courir,
toujours courir… Utiliser cette fameuse « stratégie des antilopes »,
autrement dit, courir le plus vite possible à l’approche du prédateur et puis,
brusquement, s’éparpiller dans tous les sens, en espérant que cela sera
suffisant pour ne pas être le suivant ou la suivante à se faire
« couper ».
Une stratégie, m’a-t-il semblé, que les témoins interrogés
par Jean Hatzfeld, semblent aussi utiliser lorsqu’il parle de ce qu’ils ont
vécu, qu’ils soient victimes ou bourreaux, cette fois, comme si raconter de
façon linéaire était impossible, comme si digresser souvent permettait
d’adoucir les évènements, comme si fuir les questions pouvait éluder
l’Histoire…
J’ai évoqué plus haut la politique de réconciliation lancée
par le président Kagame, arrivé au pouvoir en 2002. Elle s’explique, en tout
cas sur le papier, par une simple réalité arithmétique : entre les
victimes et la masse incroyable de condamnés, c’est tout le pays qui se
retrouvait en danger d’effondrement : l’agriculture, activité majeure de
l’économie rwandaise, a besoin de bras, et nourrir tant de prisonniers pendant
des années et des années est difficilement supportable pour un Etat qui ne
roule ni sur l’or, ni sur d’autres ressources minières.
Dans ces conditions, rendre une justice
« équitable » serait impossible. Voilà l’argument majeur. Pour
Innocent, si on appliquait la loi comme elle devrait l’être, c’est « le
pays qu’on jetterait à terre. 1/50ème des fauteurs ont reçu une
peine et le pays ne peut supporter plus ». D’où une légitime frustration
pour les victimes, comme Berthe, par exemple : « Rendre justice
serait de tuer les tueurs. Mais, ça ressemblerait à un autre génocide, ça
serait le chaos. Les tuer ou les punir d’une façon convenable :
impossible ; pardonner : impensable. Etre juste est inhumain ».
Et la même Berthe d’expliquer ce qu’il adviendrait si on la
justice était rendue comme il se devrait : « Que deviendrait un pays
en friche, sans écoles, sans maisons en dur, sous les yeux de convoitise des
pays voisins ? Ce n’est pas une justice humaine, c’est une politique de
justice ». Mais le vrai regret de Berthe, c’est que les bourreaux rendus à
la vie civile « ne montrent jamais ni regret, ni bon cœur ».
Quant à la justice sur le plan institutionnel, elle repose
désormais sur une architecture plus fournie. Des cours institutionnelles se
chargent des dossiers les plus sérieux et prononcent les peines les plus
lourdes. Mais, en 2001, une loi organique a instauré des tribunaux populaires,
ou gaçaça, directement inspiré des
traditions du pays. En 2003, des élections ont permis de former ces gaçaça, composés de 19 membres ayant
reçu une formation juridique expresse avant de pouvoir siéger. Leur tâche
principale est de recueillir des témoignages, qu’ils émanent des survivants ou
des tueurs eux-mêmes, à lister les inculpés pour les classer par catégorie de
responsabilité et enfin, pour certains d’entre eux, à examiner les appels. Mais
ce système qui repose quasiment sur le volontariat, ne semble pas donner de
résultats très convaincants, expliquent les victimes. Ce qui se comprend
aisément, puisque, rappelez-vous, les bourreaux ne semblent guère consumés par
la culpabilité…
Mais la politique de réconciliation s’appuie sur d’autres
piliers : comme l’explique Cassius, autre victime, « des
organisations humanitaires organisent des séminaires pour que les Tutsis et les
Hutus apprennent à se parler convenablement ». Des ONG qui
« dépensent des millions de dollars pour nous inciter à pardonner et à nous
lier d’amitié »… Comme si cela ne se résumait qu’à des moyens financiers…
Pour Innocent, personne au Rwanda ne souhaite une scission
du pays en deux Etats, un Tutsi, un Hutu, car les deux ethnies ont besoin l’une
de l’autre pour vivre : les Hutus sont des agriculteurs hors pair, capable
d’entretenir les plantations de bananiers, de maniocs, de caféiers, etc. ;
les Tutsis, eux, ont la science de l’élevage. Labourage et pâturage sont les
deux mamelles du Rwanda, hélas tenues par deux ethnies qui viennent, pour la
seconde fois après les massacres de 1959, de s’entretuer…
Mais dans ces conditions, comment réussir à se
réconcilier ? Cela ne vous semble-t-il pas être la quadrature du
cercle ? Après avoir refermé « la stratégie des antilopes »,
j’ai réfléchi longuement à ces questions… Sans trouver de réponse évidente,
sans pouvoir envisager un pays réunifié, pacifié, harmonieux… On sent qu’à la
moindre étincelle, tout pourrait de nouveau s’enflammer…
Comme nous l’explique Jean Hatzfeld, à la fois en nous donnant
sa vision du pays et en l’étoffant par les témoignages nombreux que recèlent le
livre, le Rwanda a toujours pour coutume de donner une grande importance au
voisinage. Personne ne rechignait à aider le voisin quand le besoin se faisait
sentir, mais aujourd’hui, à qui peut-on faire confiance, quand le voisin a
essayé de vous « couper » ? Impossible dans ces conditions de
restaurer une confiance en l’autre optimale et, à l’arrivée, chacun finit par
s’isoler, se replier sur lui-même. La solitude poignante que j’ai ressentie
dans les mots des différents témoins m’a frappé et bouleversé, lors de la
lecture du livre. Dans une culture si peu individualiste, c’est un changement
terrible, pire, peut-être irréversible…
Au sujet de la confiance en l’autre, Sylvie, autre rescapée,
estime que se concilier comme avant est impossible désormais. Mais,
propose-t-elle, « pourquoi ne pas se réconcilier à 80% ? »
Difficile de savoir ce qu’on peut entendre dans une réconciliation à 80%...
Mais Sylvie nous explique parfaitement ce que sont les 20% manquants :
« la confiance ». Elle se veut, si c’est possible, optimiste. Elle
estime qu’en dehors de la confiance, on doit pouvoir restaurer le lien social
entre Tutsis et Hutus, sans dire que cela sera facile, rapide… Mais elle lance
aussi une espèce d’avertissement : « si on s’attarde trop sur la peur
du génocide, on perd l’espoir. On perd ce qu’on a réussi à sauver de la
vie » Et, finit-elle, « je ne veux pas garder rancune dans mon cœur
et mourir de cela ». Après avoir survécu aux massacres, l’ennemi des
survivants, c’est l’aigreur, le désespoir, pourtant difficilement maîtrisable,
dans un tel contexte.
Un dernier thème : la religion. On a beaucoup parlé du
rôle des missionnaires belges lors des massacres de 1959, mais aussi du comportement
des prêtres et des religieux, européens comme africains, lors du génocide de
1994. Pourtant, Dieu n’est pas mort au Rwada. La religion reste vivace, aucun
témoin ne se dit athée, bien au contraire, tout en reconnaissant tout de même
de gros changements dans leur pratique et leur relation au divin.
Il faut dire que la religion a toujours fait partie de la
société rwandaise, dès avant l’arrivée des colonisateurs. Comme le souligne Berthe :
« avant, la religion enracinait l’éducation ». Après le génocide,
alors qu’on peut légitimement se demander si l’on peut encore croire après de
tels évènements, la religion a pourtant repris sa progression : beaucoup
de lieux de culte ont été construit au tournant du siècle, les mouvances
protestantes ont trouvé un terreau fertile pour s’enraciner dans un pays
pourtant traditionnellement d’obédience catholique romaine et l’on voit même
certaines sectes proliférer sur les cicatrices pas encore refermées.
Symbole de cette propension à la religion (je ne parle pas de
foi, n’exagérons rien), ces prisonniers, encore vêtus de leurs tenues roses,
sortant de leurs pénitenciers, une fois libérés par la volonté de la politique
de réconciliation, qui chantent à gorge déployée des alleluias pour remercier
Dieu de sa mansuétude… Nullement pour demander pardon…
Après tout cela, et il y a encore beaucoup de choses à
découvrir dans « la stratégie des antilopes », beaucoup de situations
terribles (dont Hatzfeld parle plus en détails toutefois dans ses autres récits
autour du génocide), beaucoup de témoignages bouleversants ou révoltants,
beaucoup de questions sans réponse, on ne peut s’empêcher de continuer à se
demander si la réconciliation est possible entre Tutsis et Hutus…
Je vous laisse en guise de conclusion cette phrase d’Innocent,
qui a fui dans les collines à l’approche des tueurs, en ce mois d’avril 1994,
tandis qu’il laissait son épouse se réfugier dans l’église voisine, elle sera massacrée avec des centaines
d’autres personnes… : « je crois à la réconciliation, mais d’abord
avec moi-même ».
« La stratégie des antilopes », une lecture des
plus sérieuses, mais une lecture indispensable pour, si ce n’est comprendre
l’incompréhensible, glaner des éléments utiles pour appréhender un peu moins
mal les mécanismes d’un génocide, la folie qui peut s’emparer de l’être humain,
prendre possession de lui et le pousser à commettre des actes indélébiles… Et
cela que l’on soit au Rwanda, en Arménie, en ex-Yougoslavie… ou dans
l’Allemagne nazie.
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