jeudi 26 juillet 2012

Souvent philosophe varie, bien fol qui s’y fie !


Troisième visite dans la bibliographie de François Vallejo et enfin, je sors de cette lecture avec le sourire et des couleurs dans la tête… Oui, pour moi, « Ouest » et « les sœurs Brelan » étaient deux excellents moments de lecture, mais le style austère et sombre de Vallejo m’avait donné un peu de fil à retordre, je dois le reconnaître. Là, avec « Le Voyage des grands hommes » (en poche aux Points Seuil), je me suis vraiment amusé, aux dépens, je le reconnais volontiers, de trois grands esprits encore aujourd’hui révérés… Mais, bon, après m’être moqué de Voltaire grâce à Frédéric Lenormand, il me semblait juste et bon de taper sur ses petits camarades aussi !


Couverture Le Voyage des grands hommes


Le 20 vendémiaire an III, ou plutôt le 11 octobre 1794, si vous préférez, fut une journée de liesse populaire à Paris. En effet, ce jour-là, les cendres de Jean-Jacques Rousseau étaient transférées au Panthéon, là où la Patrie (révolutionnaire) reconnaissante avait choisi de réunir les Grands Hommes. Nombreux sont ceux qui ont choisi d’accompagner le philosophe, dans la joie et en dansant, sous la coupole de l’ancienne église Sainte-Geneviève, devenue un temple dédié à la gloire des penseurs.

Parmi ceux qui se trouvent là, Lambert, un homme de 65 ans, tout surpris de voir passer le cercueil d’un homme qu’il a bien connu près de 4 décennies plus tôt. Mais, quand Lambert essaye de raconter autour de lui cette rencontre, les ci-devant pleins d’allégresse à qui il s’adresse ne croient pas une seconde à ce que dit ce curieux bonhomme et Lambert finit même dans le caniveau, battu comme plâtre…

Rentré chez lui avec l’aide d’une poissonnière plus sympathique que les autres personnes qu’il a croisées en cette journée d’exception, Lambert décide coûte que coûte de faire entendre son histoire, et si on ne veut pas l‘écouter, alors il écrira comment il a rencontré Jean-Jacques Rousseau et pas seulement lui, mais aussi Friedrich Grimm et Denis Diderot, et pourquoi il ressent de la surprise à voir l’auteur de « la Nouvelle Héloïse » rejoindre le Panthéon.

Retour en 1755, donc, pour un récit de voyage pas tout à fait comme les autres et qui aura été, pour Lambert, plus formateur que tout le reste de sa vie, ce séjour italien lui ayant apporté sans doute autant de joie que de désillusion… A cette époque, le jeune homme est au service de Mme d’Epinay, épouse d’un fermier général, protectrice de beaux esprits, qu’elle n’hésite pas à mettre dans son lit… Quand Lambert commence son récit, Mme d’Epinay reste très liée avec Rousseau, qu’elle souhaite même loger tout près de chez elle. Mais son galant présent s’appelle Grimm, un galant qu’elle dorlote attentivement tout en lorgnant vers un autre philosophe en vue, Diderot, qu’elle aimerait bien « côtoyer » dans l’avenir…

Ces trois-là s’entendent comme larrons en foire, au point qu’ils projettent de partir faire le tour de l’Italie ensemble, afin d’y écouter la plus belle musique qui soit et la seule qui devrait être, selon eux : la musique italienne… Mme d’Epinay, qui entend, malgré l’éloignement, garder à l’œil ses trois grands esprits préférés, décide non seulement de financer le voyage mais de fournir aux trois philosophes, que les questions d’intendance concernent peu, le soutien logistique nécessaire à leur confort : une calèche lui appartenant et… un valet qui prendra soin d’eux comme il se doit, autant qu’il surveillera leurs faits et gestes. Et, vous l’avez compris, le choix de la marquise s’est porté, pour cette délicate mission, sur Lambert, un serviteur en lequel elle a toute confiance.

Lambert, lui, ne se réjouit point de ce choix. D’abord parce qu’il n’a jamais quitté les domaines dans lesquels il a travaillé et son expérience des voyages, qui forment pourtant la jeunesse, dit-on, est inexistante, ce qui, forcément, l’inquiète… Et puis, ensuite, parce que le jeune homme mène une cour effrénée auprès d’une servante d’une autre maison, la jeune et accorte Marie Anne, qu’il aimerait bien séduire, et plus si affinités. Or, la belle se refuse encore à lui, tout du moins jusqu’à l’automne, lui affirme-t-elle, époque à laquelle il devrait se trouver sur les routes transalpines…

Lambert renâcle donc un peu, mais il ne peut résister aux ordres d’une maîtresse qu’il respecte autant qu’elle le respecte, ainsi qu’à d’autres arguments, sonnants et trébuchants, parfaits pour faire céder les résolutions les plus solides…

Mais, les trois voyageurs ont bien du mal à s’accorder sur une date de départ, Diderot, en particulier, tout occupé à la rédaction de son Encyclopédie. C’est donc avec plus d’un mois de retard sur la date initialement choisie que, le 22 septembre 1755, la calèche de Mme d’Epinay s’ébranle au petit matin, avec à son bord, Rousseau, Grimm et Diderot, ainsi qu’un Lambert finalement plein d’entrain, tout heureux d’être parvenu à son but la veille avec Marie Anne…

Mais le valet va vite déchanter… D’abord parce qu’on le prive de sa magnifique livrée rouge et or, qu’il porte fièrement lorsqu’il est au service de la marquise d’Epinay. Ensuite, parce que ses trois nouveaux maîtres vont rapidement s’avérer… insupportables ! Rousseau doit incessamment ralentir le convoi pour s’arrêter uriner, Diderot a une digestion difficile qui l’oblige à une cure de lait régulière et à des arrêts inopinés, lui aussi, le long de la route, pour se soulager. Enfin, Grimm est victime d’une forte migraine…

Un voyage placé sous les meilleurs auspices, donc, mais surtout, pour Lambert, la découverte de trois personnages dont on lui dit qu’ils sont parmi les plus beaux et grands esprits de son temps, ce que le valet, qui a, certes, bénéficié d’une éducation religieuse dans sa jeunesse, mais n’a pas, de par son statut social une grande culture générale, a bien du mal à se figurer en les côtoyant au quotidien.

Pourtant, il va les accompagner, tant bien que mal, de Turin à Gênes, de Florence à Rome, de Naples à Modène, découvrant chaque jour un peu plus qu’entre les écrits et les actes, aussi bien qu’entre les philosophes et les hommes, il y a un écart qui ressemble même souvent à un gouffre… Car, si Rousseau, Grimm et Diderot ont la réputation d’être des hommes justes et préoccupés par la condition des plus faibles dans une société foncièrement inégale, Lambert, lui, se sent plus mal traité que lorsqu’il travaille pour une Marquise…

Et puis, surtout, au cours de ce voyage, ce sont les menus défauts des uns et des autres qui vont apparaître et croître, donnant des grands hommes une image peu reluisante : cupides, vaniteux, colériques, jaloux, lâches, coureurs de jupon, parfois d’une grande naïveté, indigne d’aussi grands penseurs, goinfres, j’en passe et des meilleures… Finalement, ce que découvre Lambert au contact du trio de grands hommes, c’est qu’on a beau être philosophe, on en est pas moins homme... Avec tout ce que cela comporte de bassesse, aussi.

Certes, Lambert entreverra bien le visage salué par le peuple en liesse 40 ans après ce voyage, mais ce sera de façon fugace et une fois que des désaccords profonds seront apparus entre ses trois compagnons de voyage. Des désaccords mais aussi de violentes disputes qui vont devenir incessants à partir de leur séjour romain puis qui vont encore s’aggraver à Naples, malgré quelques éphémères accalmies. Le reste du temps, Rousseau, Grimm et Diderot se conduiront comme des maîtres, comme ces aristocrates dont ils critiquent le mode de vie à longueur d’écrits, au grand dam d’un Lambert qui s’attendait à autre chose de leur part.

D’autant que le point de départ de ces disputes, d’abord personnelles et qui prendront ensuite un tour plus philosophique, idéologique, même, est une femme, surnommée « la Cicéronetta » (du nom cicérone, ces « guides touristiques » amateurs, aussi prolixes que durs en affaires, qui pullulent dans la capitale italienne et accompagnent les voyageurs de passage), que les grands hommes ont rencontrée par hasard, en visitant les lieux remarquables de Rome. Elle s’est présentée à eux sous le visage d’une baronne, veuve depuis peu. Rousseau, Grimm et Diderot, aussitôt sous son charme, au point de jouer les galants, les jolis cœurs, avant, espèrent-ils, de passer à des choses plus sérieuses et intimes…

D’emblée, Lambert a flairé l’embrouille, mais les 3 philosophes, tout à leur bluette, n’y prennent garde, l’envoient même paître et le valet ne pourra que constater les dégâts, une fois les grands hommes humiliés par la révélation de la vraie personnalité de la Cicéronetta : une aventurière, une courtisane, plus attirée par l’enrichissement matériel que par un enrichissement intellectuel, que nos trois voyageurs sont pourtant toujours prompts à dispenser…

De cette mésaventure sentimentale, philosophique et sociale, l’amitié des trois amis sortira bien mal en point, chacun reprochant aux autres sa responsabilité dans le fiasco, quand Lambert ne finit pas carrément par devenir le bouc émissaire de ses maîtres provisoires, comme s’il y était pour quelque chose ! Cet évènement sera aussi le début d’une certaine défiance des philosophes à l’encontre du valet qui va payer cher les frasques de la Cicéronetta alors qu’il n’y était pour rien et surtout, plus injuste encore, qu’il avait su les mettre en garde à temps… Moments difficiles pour l’honnête valet, qui aura bien du mal à comprendre ce changement d’attitude à son encontre.

C’est pourquoi, au final, les souvenirs que Lambert va, en pleine révolution, mettre sur le papier, éclaireront la personnalité de ses grands hommes, comme il dit, de façon bien différente que celle que les Révolutionnaires choisiront de promouvoir. Pour Lambert, que ce soit dans la première moitié du voyage, quand l’entente était encore cordiale, ou dans la seconde moitié, lorsque les trois « amis » s’entredéchiraient, jamais ce qu’il a vécu à leurs côtés ne pourra coïncider avec l’image glorieuse renvoyée pour des raisons politiques par les nouveaux maîtres du pays.

François Vallejo, au travers du récit du valet Lambert, à la fois pittoresque, rocambolesque, souvent drôle, parfois plus émouvant, nous dresse donc un portrait peu favorable de ces philosophes parmi les plus importants de ce « Siècle des Lumières », des hommes dont la pensée a pesé lourd dans les évènements et les idées révolutionnaires, bien après leur mort. L’auteur les ridiculise gentiment, tout en mettant leurs philosophies respectives en perspectives, au travers de leurs propres actes (sans oublier quelques clins d’œil amusants).

Ce qu’il ressort principalement, c’est que leur vie fut finalement assez éloignée des idées qui furent mises en avant. Car, loin de fréquenter le peuple, ces philosophes, Diderot compris, même s’il est celui qui y goûtera le dernier, cherche avant tout la fréquentation des puissants du royaume. D’abord, par besoin de protection et de financement (la philosophie, surtout quand les idées peuvent mener à la Bastille, ne nourrit guère son homme), ensuite, sans doute, par aspiration personnelle. Un envie de gloire compréhensible, intrinsèque à la nature humaine, sans doute, l’envie de voir ses idées connues et reconnues, l’ambition d’avoir raison, probablement aussi. Autant de choses impossibles à diffuser auprès d’un peuple qui n’a pas le savoir nécessaire pour comprendre tout cela.

D’ailleurs, Lambert lui-même, au cours de son voyage en Italie, sera l’archétype de ce peuple laissé dans l’ignorance, je pense, en particulier, à la scène devant le Vatican, quand Lambert semble penser que les œuvres de Michel-Ange, que souhaitent admirer les trois philosophes, ont été réalisées par un ange…

Bien sûr, il est facile de faire le procès de la philosophie sur le simple récit d’un valet. Mais l’habileté de Vallejo, qui introduit au cours de sa narration, un lointain descendant de Lambert qui a hérité du manuscrit de son ancêtre, l’a lu et l’a remis en forme pour nous le soumettre sous une forme lisible, c’est de jouer sur un fait : si ce voyage en Italie semble avéré, en revanche, il n’apparaît que très rarement dans les biographies des grands hommes concernés, comme s’ils avaient voulu l’effacer de leurs mémoires et éviter que quiconque s’en souvienne…

A lire le récit de Vallejo, on comprend mieux pourquoi… Mais là encore, l’art du romancier intervient, quand on réalise que certains épisodes de ce voyage se retrouvent, racontés avec plus ou moins de détails, dans les diverses œuvres, et pas des moindres, des trois philosophes.

N’allons donc pas voir dans ce roman caustique et railleur, impertinent et parfois insolent (comme Lambert, qui « se lâche » de plus en plus au fur et à mesure que le voyage avance et que la discorde s’installe au sein de l’équipage). Mais, à lire le dernier chapitre de ce voyage et à découvrir ce qu’il est advenu de Lambert dès son retour d’Italie, on ne peut s’empêcher d’y voir un regard critique et u forme de morale, répétée à plusieurs reprises par Lambert dans les dernières lignes de son récit : « les hommes sont oublieux. Les grands hommes sont oublieux des petits, les petits sont oublieux des grands ».

Simplement, cet oubli n’a pas la même dimension : les grands hommes, malgré leurs beaux idéaux, sont les premiers à les fouler aux pieds ; quant aux petits, ils oublieront vite pourquoi on a envoyé Rousseau au Panthéon (ceux qui saluèrent le passage du cercueil du grand homme n’ayant probablement qu’une très vague idée du pourquoi de ce transfert, ou une vision faussée…).

Et il est logique d’en conclure qu’aimer la sagesse ne suffit pas toujours à l’acquérir…


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