Clin d’œil cinématographique pour introduire ce nouveau
billet consacré à un roman surprenant, dira-t-on. « Thriller décapant et à
mourir de rire », lit-on sur sa couverture. Je mentirais si je vous disais
que je me suis gondolé à m’en tenir les côtes en lisant « l’assassin
éthique », de David Liss (en grand format chez Jean-Claude Lattès), mais
j’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman aussi atypique et étrange que
l’indique son titre.
Nous sommes en Floride, en 1985. Lem Altick, jeune étudiant,
fait du porte-à-porte pour vendre des encyclopédies, essentiellement dans des
parcs de mobiles homes. Pas un job très gratifiant, mais suffisamment lucratif
pour pouvoir, dès la rentrée suivante, quitter cette Floride qu’il hait pour
s’installer à l’université de Columbia, près de New York.
Lem semble même assez doué, le plus doué de l’équipe de
vendeurs à laquelle il appartient. Jamais il ne rentre bredouille,
régulièrement, il réussit à baratiner deux familles dans la même journée pour
leur refourguer ces bouquins qu’ils n’ouvriront sans doute jamais, et il a même
récemment réussi un « grand chelem », c’est-à-dire quatre ventes
simultanées lors d’un barbecue.
C’est donc un vendeur émérite et confiant qui sonne cet
après-midi-là à la porte d’un mobile home, dans un immense parc, véritable
ville sur roues, mais où il ne fait pas franchement bon vivre, tant l’immense
exploitation porcine installée tout près de là empuantit l’atmosphère. La porte
s’ouvre sur une jeune femme à la mine famélique, Karen, qui fait entrer Lem.
Avec elle, un homme qu’elle présente comme son mari et qui répond au doux
surnom de « Bâtard »…
Malgré les récriminations de Bâtard, Lem déploie son baratin
et semble parvenir à gagner du terrain. Avec la vente du matin, il réussirait
là un nouveau doublé, performance qui lui vaudrait de nouvelles félicitations
de la part de son chef d’équipe, Bobby, et sans doute de nouvelles brimades de
la part de ses collègues, Ronny Neil et Scott, deux délinquants en puissance,
manifestement un peu jaloux de états de service du jeune homme.
Mais, au moment où Lem reçoit un chèque en bonne et due
forme des mains de Karen, survient un évènement qui va bouleverser la vie du
jeune vendeur : un homme, entré subrepticement dans la mobile home, braque
une arme sur Karen et Bâtard et les abat froidement, sans aucune sommation ni
explication.
Médusé, Lem se retrouve à la merci du tueur qui ne semble
pas vouloir en finir avec lui, juste s’arranger en laissant quelques preuves
matérielles accusant le vendeur d’encyclopédies… Melford Kean, tel est le nom
de l’assassin, explique alors à un adolescent sidéré qu’il ne le tuera pas, car
il n’a rien contre lui, mais que Karen et Bâtard, eux, méritaient leur sort…
Pris dans un engrenage inextricable, le jeune homme va se
voir obligé de nouer une relation très particulière avec cet assassin plein de
sang-froid, afin, à la fois, de comprendre le pourquoi de ces deux meurtres,
mais aussi sauver sa peau.
Car, au-delà du crime lui-même, ce que ne sait pas encore
Lem, c’est que la mort de Karen et surtout de Bâtard va entraîner une
incroyable réaction en chaîne, impliquant tous ceux qui étaient partie prenante
avec les victimes, dans une activité aussi créatrice de bénéfices que
totalement illégale…
Et des complices parmi lesquels se trouvent les propres
employeurs de Lem, pour qui la vente à domicile d’encyclopédies sert de
paravent idéal à leur petit business…
Commence alors un week-end de folie qui va emporter Lem dans
un tourbillon d’aventures plus dangereuses les unes que les autres, le jeune
homme devant risquer sa vie pour essayer de se disculper définitivement d’un
double meurtre qu’on pourrait lui reprocher et de se sauver des griffes des
trafiquants qui vont bientôt le suspecter d’avoir volé une forte somme d’argent
sur la scène de crime.
« L’assassin éthique » met en scène une curieuse
ménagerie, allait-je écrire, terme certes péjoratif mais qui, vous le verrez un
peu plus tard, semble pourtant adéquat… Disons plutôt galerie de personnages,
alors.
Commençons par B.B., le cerveau ou presque du trafic. Un
homme qui s’est donné pour mission d’être le mentor d’enfants et d’adolescents
un peu en marge. Sauf que derrière ces louables intentions, concrétisées par
une bizarre fondation, se cachent des pulsions pédophiles que l’homme refoule à
grand peine mais qui semble de plus en plus lui monopoliser l’esprit au
détriment de tout le reste.
Desiree veille sur B.B. Elle est sa « femme à tout
faire », sa conscience. Desiree est une jeune femme très sexy, dont la
plastique ne laisserait personne insensible, excepté B.B ., bien sûr, si
elle n’arborait pas une longue et mystérieuse cicatrice sur le côté de son
corps. Depuis deux ans que Desiree a été sortie de la drogue et de la rue par
B.B., elle fait tout pour lui. Mais elle commence à en avoir assez de devoir
surveiller les pulsions de son patron et songe sérieusement à mettre les voiles
et à laisser B.B. se débrouiller avec la morale et la loi.
Le Joueur fut un homme de main efficace à Las Vegas jusqu’à
ce qu’une maladie génétique le rattrape. Il a alors décidé non seulement de ne
révéler à personne cette faiblesse mais surtout de mettre un maximum de pognon
de côté avant qu’il ne soit trop handicapé pour faire quoi que ce soit. Voilà
pourquoi il a rejoint le trafic de B.B., lequel n’attend pourtant qu’une
occasion de se venger du Joueur… Ambiance, ambiance…
Toute l’action se déroule dans un petit comté floridien,
Meadowbrooke Grove, en marge du reste de l’Etat, appliquant ses propres règles
et ses propres lois, et mis en coupe réglée par un homme, à la fois maire, chef
de la police et propriétaire de la plus grosse entreprise locale, la fameuse
exploitation porcine au si délicieux fumet, j’ai nommé Jim Doe. Une ordure
comme on n’en fait peu, obsédé sexuel, appliquant sa propre loi avant tout
autre chose, arnaquant tous ceux qui passent par son comté, abusant même
joyeusement des faibles femmes piégées par des limitations de vitesse et des
radars pour le moins fantaisistes, n’hésitant pas à se débarrasser de ceux qui
pourraient gêner ses petites affaires… D’emblée, après avoir croisé Lem dans le
parc de mobiles homes, il a pris le jeune homme en grippe et n’aura de cesse de
lui coller sur le dos les meurtres et le vol.
Un mot sur Lem, vendeur né, enfin baratineur né, plutôt. Ce
jeune juif mal dans sa peau, manquant profondément de confiance en lui, ayant
parfois tendance à se « victimiser », d’une naïveté parfois
déconcertante, mais possédant un sens de la répartie et un humour à froid très
efficaces. Jeune homme sans histoire et voulant le rester, souffre-douleur de
ses collègues, comme je l’ai déjà signalé, il essaye de mettre l’argent
nécessaire à ses études avant de raccrocher et de partir loin des mobiles
homes, des encyclopédies, de sa famille, de la Floride et de tout ce qui vient
empêcher son émancipation. D’ailleurs, ces mésaventures vont lui mettre, sans
mauvais jeu de mots, un peu de plomb dans la cervelle, lui ouvrir les yeux sur
le monde qui l’entoure et le faire entrer dans un âge adulte qui semblait
encore lointain, quelques heures plus tôt. Sans oublier l’amour de la belle
Sutra, motivation supplémentaire, et pas des moindres, pour se tirer du très
mauvais pas dans lequel il s’est retrouvé embarqué bien malgré lui.
Et puis il y a Melford Kean, l’assassin éthique. Un homme à
la curieuse dégaine, inquiétante, même, en fonction du contexte dans lequel on
le rencontre. C’est donc dire si Lem le trouve inquiétant ! Melford n’est
pas un tueur comme les autres, explique-t-il : il ne tue jamais sans
raison, et ces raisons, bien qu’il ne les explique pas à Lem, doivent avoir de
solides fondements et violer, non pas « l’idéologie », autrement dit
le mode de vie dominant, mais l’éthique propre à Melford lui-même.
Melford est un tueur qui se pique de philosophie. Il va,
tout au long du roman, expliquer les tenants et les aboutissants de cette
philosophie toute personnelle (ce qui ne veut pas dire qu’elle est totalement
en marge ou absurde, plutôt iconoclaste, en fait) à un Lem un peu largué devant
cet homme qui lui fait peur mais qui lui fait également la leçon… Est-il fou ou
bien sait-il toujours et en toute circonstance exactement ce qu’il fait ?
Là est la question pour Lem, à laquelle ni les faits ni les façons d’agir de
Melford ne semblent vouloir apporter de réponse claire…
Melford est aussi et surtout un homme engagé, et l’on en
arrive à l’un des thèmes centraux, si ce n’est le thème central du roman. La
cause que le tueur éthique promeut en paroles et en actes, c’est la cause
animale : végétalien convaincu et prosélyte, il ne rate jamais une
occasion d’expliquer ses vues, c’est-à-dire de ne plus voir l’animal comme un
être inférieur, sans âme, sans conscience, sans souffrance, mais bel et bien
comme un égal de l’être humain. Bon, je résume, c’est bien plus détaillé dans
le roman.
David Liss le dit lui-même dans les remerciements en fin
d’ouvrage, dès la mise en route de ce projet de thriller, il souhaitait faire
de la cause animale, en particulier l’aspect monstrueux et sans doute dangereux
pour la santé (le roman se déroule dans les années 80, grande époque de la
viande aux hormones et aux antibiotiques, règne des exploitations géantes et
des élevages en batterie, d’une agriculture industrialisée au service d’une
consommation illimitée).
Tout cela donne donc un thriller très original, mené avec
vivacité malgré les digressions philosophiques et engagées de Melford, pas
aussi désopilant, je trouve, qu’on nous le dit en couverture, mais plein
d’humour et d’un cynisme qui me plaît bien pour dénoncer les travers d’une
société consumériste américaine où l’on est prêt à tout pour bouffer n’importe
quoi et où le savoir, finalement, se résume plus à des encyclopédies vouées à
la poussière qu’à un enseignement d’un système de valeurs cohérent et
indiscutable, d’un système économique ne reposant pas que sur la consommation à
outrance mais sur une pensée dominante raisonnée et raisonnable. Il n’est pas
qu’éthique, l’assassin de David Liss, il pourrait bien être
altermondialiste !
Le talent de Liss, c’est de mêler les engagement de Melford
à une trame de roman noir déjanté, qui m’a rappelé Elmore Leonard (je me suis
même fait la réflexion qu’il y avait pas mal de points communs avec « Jackie
Brown » et que Tarentino devrait se pencher sur ce roman). Les personnages
secondaires sont tous complètement déglingués, Lem, sorte de Woody Allen
adolescent, est délicieusement largué mais sort grandi de cette affaire, malgré
quelques désagréments, y compris excrémentiels. Quant à Melford, il passe la
totalité du roman à prendre Lem, et le lecteur avec lui, à contre-pied :
impossible d’anticiper ce que va faire ce curieux bonhomme, ni sympathique, ni
franchement haïssable non plus.
Avec « l’assassin éthique », David Liss rejoint
ces auteurs américains de romans noirs et policiers qui écrivent sérieusement
mais sans se prendre au sérieux, qui réussissent dans un roman de
divertissement, où l’humour et les caricatures tiennent une bonne place, à évoquer
des sujets de société sensible.
Voilà un roman politique, au sens étymologique du terme, qui
ne m’a pas converti au végétarisme malgré la solidité des arguments de Melford
(et de Liss à travers lui) mais qui pose des vraies questions sous couvert de
fiction. Liss n’apporte donc pas de réponses formelles aux problématiques qu’il
introduit dans son histoire, mais il nous fait sérieusement réfléchir à notre
façon de vivre et l’on peut aisément tirer quelques enseignements applicables à
notre vie quotidienne.
Car, son Amérique tout droit sortie d’un épisode délirant de
« Deux flics à Miami » n’a sans doute pas tellement changé en près de
30 ans… Et notre vieille Europe non plus, d’ailleurs…
Un roman qui amuse, qui intrigue, dont le suspense tient la
route et qui questionne le lecteur… Si « l’assassin éthique » n’est
pas une lecture estivale parfaite, je ne m’y connais pas !
Et pour ceux qui liront tout cela en dehors des mois de
juillet et août, rassurez-vous, on peut tout à fait lire ce roman noir au coin
du feu, pour passer une longue mais savoureuse soirée d’hiver.
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