On pourrait croire, après Dan Simmons, à un changement
radical avec la lecture qui vient. C’est vrai sur la forme, on est loin du
thriller et de la SF, mais, sur le fond, les questions du souvenir, du passé et
de ce qu’il imprime sur nous, vont de nouveau être au cœur de ce billet. En
effet, avec « Rue Darwin » (en grand format chez Gallimard), l’auteur
algérien Boualem Sansal nous emmène dans son pays d’origine, à Alger, bien sûr,
où se trouvait la fameuse rue Darwin (rebaptisée depuis, il ne faut pas exagérer),
mais aussi dans un lointain et curieux village, où la vie s’organisait de
façon… originale, disons.
En 2002, Yazid quitte son Algérie natale pour la première
fois. Pas pour le plaisir : il accompagne sa mère, Karima, qui doit être
hospitalisée dans un hôpital parisien. Son cancer est très avancé, Yazid ne se
fait guère d’illusion sur ce qui va prochainement advenir. Sa principale
inquiétude : ne pas réussir à rassembler autour de la mère mourante, sa
nombreuse fratrie. Car, si Yazid a toujours vécu au pays, ses frères et ses
sœurs se sont, au fil des ans, éparpillés aux quatre coins du monde : en
France, bien sûr, mais aussi aux Etats-Unis ou au Canada et même, pour le petit
dernier, qui a mal tourné, quelque part entre Pakistan et Afghanistan…
Seul ce garçon, tombé dans le fanatisme, manquera le
rendez-vous. Tous les autres, aux côtés de Yazid, leur aîné, vont assister au
décès de leur mère. Et, au moment du trépas, Yazid « entend » une
voix venue d’on ne sait où lui dire avec insistance une phrase qui va faire
tilt : « va, retourne à la rue Darwin ».
La rue Darwin, c’est à peine une rue, plus une venelle,
paumée dans le quartier Belcourt à Alger. Un coin pauvre de la ville mais où
Yazid a passé les meilleures années de sa jeunesse, entre 1957 et 1964. Mais,
au-delà de cette « madeleine de Proust », que son esprit lui a
envoyée à un moment fatidique de son existence, c’est tout son passé que Yazid
va alors revivre.
Un passé plein de secrets, plein de mensonges, plein de
faux-semblants, plein de légendes soigneusement entretenues et de rumeurs
savamment orchestrées. Un passé où rien n’est vraiment ce qu’il semble être. Un
passé où, comme le dit Yazid, la vérité a été mise entre quarantaine, clin
d’œil à ces quatre décennies passées entre le départ de la rue Darwin et le
décès de sa mère au cours desquelles Yazid aura accepté de vivre dans ces
mensonges sans se poser plus de questions que ça.
Mais, cette disparition ouvre une période nouvelle dans la
vie de Yazid et cet appel à revenir sur les lieux de son enfance, va sonner
pour cet homme comme un appel à comprendre d’où il vient vraiment, qui il est
vraiment et, surtout, qui sont vraiment ceux qu’il considère depuis longtemps
comme sa famille.
Et de replonger dans une enfance hors du commun, bien avant
qu’il ne s’installe rue Darwin, d’ailleurs. Car, Yazid est né dans un village
isolé d’Algérie Bordj Dakir, un village construit autour de deux grandes
bâtisses abritant la cour, il n’y a pas d’autres mots possibles, d’une femme au
destin extraordinaire : Lalla Sédia, que tout le monde appelle Djéda,
femme richissime, aux pouvoirs apparemment illimités, en Algérie et même
au-delà de ses frontières, dirigeant d’une poigne de fer un des clans les plus
puissants du pays depuis ses 18 ans.
Djéda était la grand-mère de Yazid. Une femme qui a
construit son empire sur une activité un peu spéciale : la prostitution.
Car Bordj Dakir est un village de prostituées, où l’activité était intense,
très intense et lucrative, avant que n’éclate la guerre. Yazid y est né en
1949. Il est le fils du fils de Djéda. Un père qu’il connaîtra peu, puisque
l’homme va mourir prématurément dans un accident de voiture alors que Yazid
n’était qu’un enfant.
Considéré comme l’héritier du clan, Yazid est chéri à Bordj
Dakir. Il grandit entouré de femmes mais aussi d’enfants, aux origines moins
légitimes que les siennes, semble-t-il. Il ne quittera cet endroit étrange où
il était presque roi que lorsque sa mère, l’épouse du fils de Djéda, qui a
quitté le village après la mort de son mari, le fait quasiment enlever par une
de ses proches, Farroudja. C’est en sa compagnie qu’il gagnera la rue Darwin,
retrouvera sa mère, Karima, désormais remariée et enceinte. Yazid sera l’aîné
de cette fratrie qui n’est pas vraiment la sienne.
Avec la mort de sa mère, Yazid choisit de se replonger dans
des souvenirs. Mais qu’est-ce qu’un souvenir ? N’est-ce pas une forme
d’illusion, un embellissement des faits ? D’autant que ces souvenirs n’ont
visiblement pas une base factuelle très solide, Yazid se doutant bien, même
s’il n’a jamais rué dans les brancards, qu’on lui a caché beaucoup de choses à
propos de son enfance. Alors, il fait le bilan : entre souvenirs, donc,
retrouvailles fortuites ou recherche d’anciens camarades de Bordj Dakir, le
retour à la rue Darwin sera un point de départ vers une reconquête de son
passé, une reconquête de la vérité.
A l’image de Daoud, gamin de Bordj Dakir avec qui Yazid se
sentait quelques affinités malgré la fragilité apparente du garçonnet. Daoud
disparut soudainement du village, envoyé ailleurs pour raisons de santé, puis,
on apprit sa mort prématurée. Yazid apprendra plus tard que cette mort annoncée
était un mensonge et découvrira, lors de son séjour à Paris, le destin étonnant
de ce Daoud. Mais, il ne le reverra pas, la mort ayant, cette fois, frappé pour
de bon.
La vérité, en tout cas, la vérité la plus plausible, Yazid
finira par la connaître quelques jours après le décès de Karima, celle qu’il
considère comme sa mère, celle qui s’est occupé de lui comme d’un fils, même
s’il n’est pas dupe, même si, depuis longtemps, sans doute inconsciemment,
Yazid avait deviné la véritable architecture de son arbre généalogique.
Enfin, à plus de 50 ans, Yazid, libéré de ce poids énorme,
impossible à porter et supporter, du flou de son passé, va pouvoir vraiment
entamer une vie nouvelle, lui qui contrairement à ses frères et sœurs, à la
plupart des gamins qu’il a connus à Bordj Dakir, n’a jamais su s’épanouir,
demeurant algérois, petit fonctionnaire sans passion, juste dévoué à Karima, sa
mère, jusqu’aux derniers instants.
Mais Yazid est bien plus que ça. Je ne parle plus sur le
plan du personnage, mais bel et bien sur ce qu’il nous offre, à nous,
lecteurs : Yazid est une charnière entre l’Algérie d’hier, l’Algérie
coloniale puis l’Algérie indépendante, dont Sansal, par petites touches,
presque pointillistes, nous rappelle l’histoire tumultueuse, depuis le début
des années 50 jusqu’à la fin du XXème siècle, et l’Algérie actuelle, en proie à
un pouvoir totalitaire, menacée, encore une fois, par les poussées islamistes,
un pays qui, au lieu de se développer, continue finalement à encourager la
diaspora de sa jeunesse.
Alors que Yazid voit s’ouvrir un avenir devant lui avec les
révélations qui lui sont faites, l’Algérie reste figée, immobile, incapable de
se frayer un avenir viable dans un monde de plus en plus complexe. Sansal,
encore un fois, comme dans ses précédents livres, n’épargne pas le pouvoir en
place à Alger, citant à plusieurs reprises celui qu’il surnomme
« Abdelaziz 1er », et pas pour le féliciter. On comprend
mieux aussi, quand on lit sa vision très violente de la religion telle qu’elle
est pratiquée actuellement, que ce livre, comme « le village de
l’Allemand », où il faisait un parallèle très fort entre nazisme et
islamisme radical, ait déranger bien des personnes, au point de lui attirer de
lourdes inimitiés et de lui voir refusé, puis accordé du bout des lèvres sous
la pression, un prix littéraire financé par les Etats arabes…
Comme beaucoup d’écrivains d’origine algérienne, Sansal met
son écriture au service d’une opposition franche (et parfois désabusée) au
régime d’Alger et à l’accroissement de la pression religieuse sur la société, mais
c’est fait avec finesse, avec talent, avec rage, aussi, par moment, car, Yazid,
et Sansal à travers lui, ne mâche pas ses mots.
Mais, bien sûr, le véritable thème central de « Rue
Darwin », c’est la famille. Savoir d’où l’on vient, l’assumer pour mieux
aller où l’on va. Oui, cette dernière phrase est curieuse, j’en conviens, mais
je vais expliciter, rassurez-vous. Yazid est l’exemple même d’un garçon qui n’a
jamais assumé ses origines, quelles qu’elles soient. D’où ce repli sur lui-même
qui en fait un homme traversant une vie grise, sans relief, sans passion, sans
épanouissement, sans perspective, sans amour, etc.
A plusieurs reprises, parlant de lui, mais aussi de son ami
Daoud, exclu du clan, Yazid évoque la honte. Quelle force, dans ce mot !
Yazid ressent puissamment cette honte, incapable qu’il est de la surmonter, de
l’oublier, de l’effacer, la honte d’avoir grandi auprès des prostituées, sans
doute d’être le fruit de ces amours clandestines et tarifées, d’avoir été au
cœur de cet empire d’immoralité et de lucre, d’avoir été victime de ce système
bien huilé de mensonges permanents.
Une honte qui inhibe, une honte qui ronge, une honte qui
détruit. Car nous sommes tous le produit de notre enfance, nous sommes issus du
moule de notre famille et cette éducation, appelons cela ainsi, imprime son
sceau indélébile sur notre personnalité. Certains se rebellent contre cette
empreinte, d’autres la subissent, à l’image de Yazid. Ce n’est qu’en s’en
détachant, à l’image de Daoud, qui trouvera l’épanouissement et la confiance en
lui une fois ses derniers liens avec le clan rompus, qu’on parvient enfin à
vivre.
Pour Yazid, ce sont les disparitions de Karima et de
Farroudja qui vont être les dernières amarres à rompre. Avec la mort de ces
deux femmes, dont Yazid est pourtant resté proche, sans qu’on puisse réellement
dire quels sentiments il nourrissait à leur égard, ce sont les derniers fils
qui reliaient le quinquagénaire à l’époque de Bordj Dakir puis à celle de la
rue Darwin qui se sont défaits.
Cette période délicate pour tout un chacun, lorsqu’on perd
un parent si proche, va servir à Yazid à élaborer son droit d’inventaire
personnel. Et surtout, à le solder.
Au final, Boualem Sansal, avec « Rue Darwin »,
nous offre un regard désenchanté sur son Algérie telle qu’elle est, en créant
un parallèle intéressant entre le destin individuel de son personnage, Yazid,
et l’histoire du pays. Tant de mensonges, tant de dissimulations, tant
d’hypocrisie… Tout ce qui contribue à une forme de honte, de la part d’un
citoyen lambda, et peut le pousser à partir faire sa vie ailleurs.
Le style de Sansal, avec un fil conducteur pas toujours
linéaire, quelques digressions, beaucoup de répétitions, m’a semblé empreint
d’émotion, de colère, de honte, eh oui, toujours ce mot terrible. Cela rend la
lecture un peu moins fluide, mais tant de choses se dégagent de ce livre qu’on
ne peut qu’accepter ce postulat.
A titre personnel, je regrette presque de perdre de vue
Yazid au moment même où il va enfin prendre sa vie en main. Sans doute loin de
l’Algérie, qu’il n’a pourtant jamais quittée, comprend-on. Un destin qu’on lui
souhaite heureux, enfin, loin de Bordj Dakir et des mensonges.
Trop fort ce Boualem Sansal! Comme quoi certains n'hésitent pas à prendre des risques pour raconter l'Algérie et ce qu'il se passe ou s'est passé. L'écriture de ce livre est plus accessible que celle du "serment des barbares". je recommande aussi le "Village de l'Allemand"
RépondreSupprimerA lire et à faire lire
Merci pour ce commentaire, avec lequel je ne peux que souscrire, même si je ne classerais pas "Rue Darwin" dans la catégorie "lecture facile". Pas pour l'écriture, ou pour l'histoire, mais pour l'ensemble, assez austère et pesant (je parle de l'ambiance qui s'en dégage). Et oui, il faut absolument lire "le village de l'Allemand", dont le coeur, ce parallèle entre islamisme et nazisme est bien plus pertinent qu'on ne pourrait le croire a priori.
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