Ce fameux adage, cité dans le roman dont nous allons parler,
me semble parfaitement correspondre à la vie des deux personnages principaux du
livre. Une saga familiale et historique comme savent si bien en écrire les auteurs
anglo-saxons (j’allais dire américain, mais ici, c’est d’un anglais qu’il est
question) qui balaye les deux tiers du XXème siècle, dans ses aspects
politiques, économiques et sociaux. Avec un titre quasi biblique, qui résume
bien la bataille que se livreront tout au long de leur vie deux hommes qui ont
sans doute bien plus en commun qu’ils ne l’imaginent eux-mêmes :
« Kane et Abel » (roman signé par l’excellent Jeffrey Archer, publié
en grand format chez First éditions et désormais disponible en poche).
Ils sont nés le même jour, en avril 1906. Voilà le seul
point commun évident que l’on peut trouver aux vies de William Kane et Abel
Rosnovski .
William Kane a en effet vu le jour à Boston, dans une
famille aisée, propriétaire d’une banque familiale très en vue et en pleine
croissance, dans un foyer équilibré et heureux. Pas de doute, Kane est né,
comme on dit, avec une petite cuillère en argent dans la bouche. Surveillé de
près par deux grands-mères garantes de la continuité familiale et du conservatisme
en affaires, adoré par sa mère, qui, pour des raisons de santé, pourrait ne
plus avoir d’enfants, et faisant la fierté d’un père aux anges d’avoir un
descendant pour prendre un jour la relève à la tête de l’entreprise familiale,
William Kane a, avant même de parler et de marcher, une vie toute tracée devant
lui.
Abel Rosnovki, de son vrai nom Wladek Koskiewicz, n’a pas eu
les mêmes chances. Né dans une région rurale de Pologne, il n’a pas connu ses
parents. Il doit même la vie à un jeune homme qui l’a découvert, encore retenu
au corps de sa mère, morte en couches, par son cordon ombilical, en pleine
forêt. Du père, aucun indice concernant l’identité. Recueilli par la famille
Koskiewicz, une famille pauvre et nombreuse, le petit Wladek sera chouchouté par
sa mère, Helena, et sa grande sœur, Florentyna, mais ignoré par son père
adoptif. Il aura une jeune enfance relativement heureuse au sein de cette
famille, avant de la quitter pour rejoindre le château du seigneur local, le
baron Rosnovski, qui a remarqué l’intelligence de Wladek et entend en faire
l’alter ego de son fils.
Mais, si les temps sont à la paix et à la prospérité aux
Etats-Unis, en revanche, ce début de XXème siècle, en Europe, est bien plus
agité. La guerre de 1914-18 va faire rage en Pologne, décimant la famille
Rosnovki et sa domesticité. Wladek sera un des rares survivants, mais, après
avoir subi les horreurs des militaires allemands, il se retrouvera livré aux
soldats russes qui le déporteront en Sibérie. Il lui faudra patience, ténacité,
ingéniosité et débrouillardise pour parvenir à s’évader de son camp de
prisonniers et quitter finalement la Russie en pleine métamorphose soviétique.
C’est depuis la Turquie qu’il décidera, plutôt que de
revenir dans sa Pologne natale, état embryonnaire que convoitent ses deux
puissants voisins, de traverser l’Atlantique pour tenter sa chance en Amérique.
C’est là qu’il prendra le nom d’Abel Rosnovski, celui sous lequel il sera
bientôt connu et reconnu.
Si la jeunesse de William Kane s’avère bien plus sereine,
elle n’est pas pour autant un long fleuve tranquille. Le jeune homme va très
tôt se retrouver chef de famille, à la mort de son père, disparu quand William
n’a que 6 ans, obligé de composer avec un beau-père détestable et détesté,
puis, bientôt orphelin, avec une lourde tradition familiale dont il doit se
montrer digne malgré son jeune âge.
William, doué pour les affaires dès sa plus tendre enfance,
va devoir s’impliquer dans le management de la banque familiale dont les rênes
lui semblaient destinées. Semblaient, seulement, car désormais dernier
représentant de la dynastie Kane, William devra lutter becs et ongles pour
obtenir ce qui paraissait lui revenir de droit. Mais, le jeune homme, à
l’autorité naturelle et au savoir-faire indéniable, est un coriace qui saura
faire face aux vicissitudes de l’existence d’hommes d’affaire.
De son côté, Abel, parti de rien, ou presque, va se trouver
une vocation : l’industrie hôtelière. Débutant au bas de l’échelle dans un
palace new-yorkais, il grimpera un par un les échelons pour devenir
indispensable dans le rôle de gérant d’un hôtel de Chicago appartenant à un
groupe en plein essor.
C’est en fait la crise financière de 1929 qui mettra en
contact ces deux hommes. Et qui créera entre eux une rivalité, que dis-je ?,
une haine tenace. Une relation paradoxale, puisque Kane et Rosnovski ne se
rencontreront que très rarement au cours de leur vie, et toujours de façon
fortuite, parfois sans même le savoir. Mais, entre l’hôtelier et le banquier,
entre le self-made-man et l’héritier, aucune concession ne sera possible et
chacun consacrera une bonne partie de son existence à essayer de détruire
l’autre.
C’est cette rivalité incroyable, sur près de 4 décennies,
que nous décrit Archer dans ce roman, où il nous fait découvrir sous des
aspects différents, le fameux American Way of Life et les différents chemins
qui mènent à la réussite sociale et à la fortune au pays de la libre
entreprise.
Quatre décennies émaillées par des conflits (tous deux
s’engageront pour aller combattre en Europe dès l’entrée en guerre des
Etats-Unis, fin 1941), des crises, des changements politiques (William est
républicain, quand Abel s’engage pour le parti Démocrate), des changements
d’hommes, des évolutions idéologiques et économiques.
Quatre décennies qui voient le métier des deux hommes
considérablement évoluer dans le fond comme dans la forme, les groupes devenant
tentaculaires, les profits faramineux, les ambitions décuplées et
internationales… Sans pour autant jamais oublier les racines, lointaines pour
Abel, solidement ancrées dans le sol américain pour Kane.
A travers ces deux destins, si différents et pourtant si
proches, Jeffrey Archer nous fait voyager à travers ce XXème siècle si plein de
mutations dans le monde entier. Il nous décrit aussi la naissance du
capitalisme financier qui régira bientôt le monde pour le meilleur et pour le
pire, mais aussi, et de manière parfaitement détaillée, ce qu’on appellera
bientôt le rêve américain, ce rêve qui permettra à tant de petits de devenir grands,
très grands. Et surtout, riches, très riches.
Abel et Kane sont des bâtisseurs d’empires, des garçons très
intelligents, ayant la bosse des affaires, si j’ose dire. Un sens inné, en tout
cas, de la stratégie en affaires, un côté visionnaire, méticuleux et
naturellement avisé, qui en font des hommes construits dans le même bois malgré
leurs origines si différentes.
Et c’est aussi sans doute parce qu’ils sont bien plus
proches qu’on ne l’imagine, qu’ils sont en fait les deux revers d’une même médaille,
que leur rivalité va autant s’exacerber. Ils incarnent le capitalisme américain
triomphant, une certaine forme d’impérialisme économique, également, mais
toujours avec une certaine morale (même si, bien sûr, tout système de valeurs
peut aisément être critiqué).
Toutefois, alors que le roman s’arrête à la fin des années
60, on peut aussi, entre les lignes, y voir apparaître les failles d’un système
qui va s’emballer jusqu’à, parfois, perdre tout sens commun, perdre raison et
logique, perdre morale et respect de l’humain.
Abel et Kane, c’est, je l’ai déjà dit, l’opposition entre le
self-made-man, modèle américain s’il en est, et l’héritier, mais aussi
l’opposition entre travail et capital. Abel ne doit sa réussite qu’à lui-même,
qu’à son obsession de chaque détail et à son sens stratégique aiguisé, mais
toujours en bossant et en réinvestissant des bénéfices durement acquis (ce qui,
au début de son aventure, était loin d’être évident). Kane, lui, gère des
capitaux, selon des critères différents, ceux de la rentabilité avant tout, et
du bien-être des actionnaires de la banque.
Ce sont ces différences cruciales de vision, l’une très en
prise avec le réel, l’autre beaucoup plus abstraite, qui créeront le différend
irréconciliable entre ces hommes au destin hors du commun. Mais tous deux
arriveront au sommet, chacun dans leur domaine, non sans mal, non sans
embûches, toutes très bien mises en scène par le talentueux raconteur
d’histoires qu’est Archer. Des hommes d’argent, de pouvoir, c’est vrai, c’est certain,
mais aussi des hommes suivant un idéal et avec des ambitions qui vont bien
au-delà du simple fait d’accumuler des millions. On est encore dans un
capitalisme idéaliste, d’une certaine manière, et pas le système délirant qui a
explosé ces dernières années comme une bulle de savon…
Mais, au-delà des deux hommes eux-mêmes, soulignons
l’importance qu’Archer a su donner à tous les personnages qui les entourent.
Chacun joue un rôle précis dans la fresque que dessine l’auteur, amenant qui un
soutien, qui des problèmes aux deux protagonistes principaux. Et je voudrais
insister sur l’importance des familles des deux hommes.
Car tout est là, je crois, dans cette histoire, dans cet
orgueil commun qui anime Kane et Abel. La famille. Kane se doit d’être digne de
son père et de son grand-père avant lui, de ceux qui ont bâti les fondations de
cet empire familial. Abel, lui, veut honorer le nom et la mémoire de ceux
auprès de qui il a grandi et qui lui ont été enlevés trop tôt par un destin
défavorable.
Preuve en est le choix des prénoms de leurs enfants :
Richard, pour le fils Kane, prénom du père de William ; Florentyna, pour
la fille Rosnovski, prénom de la sœur adoptive d’Abel, lorsqu’il s’appelait
encore Wladek. Deux enfants qui réussiront, même si on ne peut préjuger de la
fin de leur vie, à se montrer chacun digne de leurs racines familiales tout en
réussissant parfaitement à s’en émanciper.
C’est aussi un des aspects passionnants de ce roman :
là où Kane et Abel ont choisi d’évoluer, malgré toutes les difficultés, dans
une droite ligne, une ambition presque prédestinée, leurs enfants voudront,
mais finalement comme beaucoup d’enfants de leur génération, dans des milieux
sociaux très différents, ne pas suivre un chemin tracé dès leur naissance, mais
suivre un libre-arbitre (ce qui ne veut pas dire, en l’occurrence, que
Florentyna et Richard choisiront une vie de bohême désargentée, mais des
projets plus personnels, qu’ils sauront bâtir eux-mêmes, sans l’appui puissant
de leurs pères).
Enfin, bravo à Archer pour le contexte historique qu’il met
en scène et qui reprend les grandes étapes de ce XXème siècle qui pourrait déjà
paraître si lointain. Chaque fait historique, du Titanic à l’assassinat de
Kennedy, en passant par les deux guerres mondiales, s’intègre parfaitement dans
l’histoire, créant pour Kane et Abel, les méandres de vies qui connaissent,
malgré les facilités pour l’un, les réussites pour l’autre, des accidents et
des problèmes pas toujours faciles à résoudre.
Kane comme Abel saura puiser dans les évènements auxquels il
sera confronté les expériences qui forgeront caractère et mentalité. Les deux
hommes sont des gagnants dans l’âme, rien ne doit pouvoir arrêter leur
progression, ni l’affairisme politique, ni les revers de fortune, ni les
changements de génération. Animaux à sang froid, sauf lorsqu’il s’agit de
parler l’un de l’autre, ils sont redoutables en permanence et leur étonnant
pragmatisme les tirera de plus d’une ornière avec brio.
Saga familiale avant tout, « Kane et Abel » est
aussi une espèce de fable moderne sur le monde des affaires et sur le
capitalisme. Archer ne se fait pas pour autant moralisateur, juste observateur
du monde tel qu’il est, tel qu’il va, laissant au lecteur le soin de constater
que ce système, loin d’être parfait, doit rester une affaire d’hommes,
conscients de leurs responsabilités, de leur pouvoir et des conséquences de
leurs actions, pour ne pas risquer de partir dans des dérives préjudiciables
pour tout le monde.
Ce bouquin me fait beaucoup envie, il risque de se retrouver dans mon sac à dos pour les vacances !
RépondreSupprimerPS : Si par hasard tu connais d'autres titres dans le genre qui exploitent le thème des frères/jumeaux ennemis, je suis preneuse.
Je vais y réfléchir bien volontiers... Si tu as envie de remonter loin, la légende de Rémus et Romulus, autant que celle de Caïn et Abel, dans le livre de la Genèse, sont des pistes évidentes.
RépondreSupprimerPetite précision, toutefois : "frères ennemis" est ici à prendre dans un sens figuré car William Kane et Abel Rosnovski n'ont aucun lien de parenté et se croise finalement très peu dans le livre.
Oui oui, j'avais bien compris. Je pensais surtout à des jumeaux symboliques. Des hommes ou des femmes qui, sans forcément être liés par le sang, voient leur destin se croiser régulièrement pour évoluer vers une rivalité quasi viscérale.
RépondreSupprimerJe suis plus mitigée, j'ai l'impression que ce livre est assez pesant et étouffant, je me trompe peut être mais pas trop tentée
RépondreSupprimer