Le polar est un genre universel, sans doute parce que le
crime l’est aussi, hélas… Mais, par conséquent, ce genre littéraire est un
outil formidable pour découvrir des cultures différentes de la nôtre, des pays
lointains, exotiques, des sociétés, des histoires (avec ou sans majuscule), des
évènements qui nous sortent de notre quotidien… Et c’est bien le cas avec le
roman dont nous allons parler, qui va nous emmener passer « L’automne à
Cuba », un polar de Leonardo Padura (en poche chez Points Seuil). Une plongée
dans la société cubaine de 1989, à la rencontre d’une génération en voie de
perdition.
Ce mois d’octobre 1989 est un tournant dans la vie du
lieutenant Mario Conde, le meilleur enquêteur de la criminelle de la Havane. Un
tournant, parce que Conde en a ras-le-bol de sa vie de flic et, à l’aube de ses
36 ans, qu’il va fêter dans quelques jours, il voit l’opportunité de quitter ce
job dans lequel il ne s’épanouit pas et se lancer enfin dans la seule carrière
qui le fait rêver : écrivain, ou poète. Oui, devenir comme Hemingway ou
comme Marti, voilà ce à quoi aspire Conde, même s’il a encore bien du mal à
mettre cette ambition sur le papier…
L’opportunité, c’est la démission forcée de son supérieur et
ami, le major Rangel. Celui-ci, malgré une réputation sans tache et une
compétence reconnue, a fait les frais d’une opération anti-corruption qui a
« décimé » les services de la police de la capitale cubaine. Rangel
s’est rangé aux décisions venues d’en-haut, Conde, lui, ne décolère pas devant
l’inconséquence de ses collègues pris la main dans le sac et les conséquences
injustes qui en ont découlé.
Alors, c’est fait, il a enfin eu le courage de remettre sa
démission, espérant de tout cœur qu’elle sera acceptée sans que cela pose
problème. Mais il se trompe… Après trois jours passés uniquement à boire du
rhum et à fumer, enfermé chez lui, Conde est convoqué par son nouveau
supérieur, un haut gradé mais novice en matière de police. Celui-ci lui met un
marché sous le nez, à prendre ou à laisser : il accepte de résoudre une
dernière enquête et on lui laissera sa liberté… Sinon, pas question d’accepter
sa démission…
Devant cette alternative, et parce que son instinct de flic
salive devant le dossier qu’on lui a mis sous les yeux, Conde accepte. A
certaines conditions. Des conditions posées par Conde lui-même, auxquelles vont
répondre des conditions posées par son nouveau chef. Et, si Conde réclame
surtout des marges de manœuvre et le droit de consulter Rangel, de l’autre
côté, c’est un ultimatum qui lui est donné : il a 3 jours pour résoudre
l’affaire, pas un de plus…
Un ultimatum qui se double d’une autre échéance bien
différente : Felix approche dangereusement de Cuba. Felix, c’est un
ouragan, comme l’île en voit passer chaque année, de plus ou moins grande
puissance. Felix, lui, n’est pas un rigolo : ses vents promettent un enfer
aux Cubains…
Ainsi placé sous cette double date butoir, Conde peut
s’attaquer à une affaire bien étrange : l’assassinat d’un ancien haut
fonctionnaire, revenu à Cuba 11 ans après avoir choisi l’exil. Lors d’un voyage
en Union Soviétique, il avait profité d’une escale à Madrid pour filer à la
cubaine. Il vit depuis à Miami, avec sa jeune épouse, la torride Miriam, et
n’est revenu sur l’île que pour se rendre au chevet de son père malade. Un
retour discret rendu possible par l’intervention de la Croix-Rouge.
Seulement, ce séjour qui devait être court s’est terminé de
façon impromptue… Quelqu’un a défoncé le crâne de Miguel Forcade Mier. Plus
insolite, le meurtrier a castré sa victime avant de le jeter à l’eau, à un
endroit où les égouts de la capitale se jettent dans la mer…
Autant de signes qui semblent évoquer une vengeance… Ou un
crime passionnel ? Pourtant, à part sa désertion, on ne semble rien
pouvoir reprocher à Forcade. Une réputation vierge qui intrigue aussitôt Conde,
persuadé que le fonctionnaire n’est pas revenu uniquement pour voir son père,
mais qu’il avait un projet en tête, projet qui l’a conduit au tombeau…
Alors, entre deux verres de rhum, Conde et ses adjoints se
penchent sur la vie de Miguel Forcade Mier, fonctionnaire apparemment sans
histoire, qui, dès les débuts de l’ère castriste, a travaillé sans relâche à la
gloire de la révolution. Forcade était, dans les années 1960, le chef en second
de la direction provinciale des biens expropriés. Au moment de sa fuite à
l’étranger, il était devenu sous-directeur national à la planification et à
l’économie.
Devant l’échec de cette politique de planification dont il
était l’un des maîtres d’oeuvre, nombreux sont ceux qui ont pensé, à l’époque,
que Forcade avait fui pour échapper à d’inévitables sanctions. Si ses sanctions
étaient tombées à retardement à l’occasion de son récent retour, on ne l’aurait
sans doute jamais retrouvé, ça ne colle pas. En revanche, son rôle de grand
Expropriateur a pu tout à fait lui attirer des inimitiés parmi la bourgeoisie
cubaine, en grande partie spoliée par le régime castriste, qui s’est ensuite
distribué les propriétés, les œuvres d’art, les meubles, tous les objets de
valeur de ceux qui n’ont pas eu le temps ou la présence d’esprit de fuir avec
leurs biens.
Une piste qui va l’emmener au plus près de certains de ces
spoliateurs, dont l’un des principaux collègues de Forcade, un certain Gomez de
la Pen͂a,
tombé en disgrâce depuis, mais qui se console en exposant dans l’entrée de sa
maison de maître, un tableau d’une grande rareté : un des derniers
tableaux peints par Matisse avant qu’il n’entre dans sa période fauve. Une
rareté, intitulée « Paysage d’automne » (qui est, au passage, le
titre original du roman…), qui pourrait valoir quelques millions de dollars…
Et si Forcade était revenu chercher ce tableau ? Ou un autre
objet spolié 20 ans plus tôt qu’il aurait mis de côté ? Et quel rôle
jouent dans cette affaire Miriam, la veuve pas vraiment éplorée, et son étrange
ami, Adrian Riveron ?
Conde a trois jours, trois petites journées pour démêler
l’écheveau. Trois jours qui passent bien vite, à l’issue desquels il espère
pouvoir faire table rase de son passé. A moins que Felix ne le fasse pour lui…
Mais, « L’automne à Cuba », au-delà de cette enquête,
qu’on pourra juger sans grande originalité, mais dont le dénouement est
surprenant, est d’abord un maillon d’un vaste projet littéraire autour de la
vie à Cuba, et plus particulièrement, la vie de trentenaires désenchantés. En
1990, Padura a publié « Passé parfait », premier roman mettant en
scène le personnage de Mario Conde. Un roman qui se déroulait pendant l’hiver
1989. Est alors venue l’idée d’écrire un roman pour chacune des saisons de cette
année-là. Nous voici donc en plein automne…
Pendant ces trois jours fatidiques, qui précèdent à la fois la
possible démission de Conde, l’arrivée de l’ouragan Felix et… le 36ème
anniversaire de Conde, on ne suit pas uniquement le flic pendant son enquête,
mais on le voit entouré de sa bande d’amis fidèles, tous de la même génération,
née juste avant l’arrivée de Castro au pouvoir et qui ont donc passé la majeure
partie de leur existence dans ce pays entièrement dévoué à la gloire du
socialisme…
Tous ont rêvé dans leur jeunesse d’une vie parfaite. Comme
n’importe quel être humain. Force est de constater qu’à la trentaine bien
entamée, peu d’entre eux ont réalisé leurs rêves. Pire, el Flaco, le meilleur
ami de Conde, se déplace dans un fauteuil roulant, après avoir été blessé par
balle en service, lorsqu’il était flic, lui aussi.
Pire encore, Andres, celui de la bande qui semble avoir le mieux
réussi, médecin, marié, père de famille, dépérit à vue d’œil… Ses amis ne
comprennent pas pourquoi, ils trouvent même que le docteur exagère un peu en ne
profitant pas de ce qui semble une vie aisée… Mais voilà, à Cuba, cette
génération n’est peut-être pas encore perdue, mais risque de l’être bientôt, à
moins d’enfin s’affranchir du carcan social. C’est finalement ce que cherche à
faire Conde en voulant quitter la police pour devenir écrivain…
Au fil des pages, on découvre une société cubaine qui ressemble à
un décor de cinéma, à du carton-pâte… En apparence, tout va bien, mais
derrière, tout est faux. En apparence, tout semble parfait, mais en regardant
de plus près, on voit que tout est en train de s’effriter. Les bâtiments, comme
les hommes et les femmes, comme le régime, même, se dit-on...
Mais l’on comprend également, à écouter Miriam retracer, petit à
petit, sa vie et celle de Forcade à Miami, que la diaspora n’est guère plus
heureuse de son sort que ceux qui sont restés sur l’île. Y a-t-il des Cubains
heureux alors ? Sans doute quelques-uns, bien sûr, mais l’ensemble de la
population, qu’elle vive dans la léthargie d’une société en lente décomposition
ou qu’elle survive en exil en attendant le jour où ils pourront revenir vivre
librement sur leur sol natal, a bien des raisons de ne pas sauter de joie…
Et pourtant, quand nous pensons à Cuba, nous voyons des plages de
sable blanc ensoleillées, une mer turquoise, des cocktails savoureux et de la
musique entraînante… Evidemment, la musique est omniprésente dans le roman,
mais elle a beau sonner joyeusement à nos oreilles européennes, elle est aussi
une façon quotidienne pour les Cubains d’exorciser leur mal-être, d’exprimer leur
profonde mélancolie… Comme Conde, qui ne peut s’empêcher de chanter de tristes
boléros quand il est amoureux ! Cuba, l’île où éclate la joie d’être
triste…
La musique n’est pas la seule discipline artistique présente dans
« L’automne à Cuba », puisque, vous l’aurez compris avec
l’introduction du rarissime tableau de Matisse, il va être beaucoup questions
d’arts picturaux et plastiques dans ce roman. Avec, en arrière-fond, un des
autres grands intérêts du livre de Padura, nous rappeler que Cuba a eu une
histoire bien avant Castro, et que cette histoire fut assez glorieuse…
On en apprend pas mal sur l’Histoire de l’île, quelques siècles en
arrière, au travers de son rôle stratégique majeur dans l’intendance de
l’empire espagnol, vous savez, cet empire sur lequelle soleil brillait
toujours…
Un contraste saisissant entre ces deux époques, celle de la gloire
dorée d’une richissime colonie et celle de la décrépitude qu’impose une
dictature à ses citoyens…
Je ne connais pas Cuba, je n’y suis jamais allé et je ne suis pas
sûr de pouvoir y aller tant que l’île sera sous le joug d’un pouvoir
totalitaire, car cela me donnerait l’impression de financer cette dictature…
Mais, au travers de mes lectures, Zoé Valdes, Eduardo Ramonet, plus récemment
Yoss, maintenant Leonardo Padura, chacun, qu’il soit exilé ou qu’il vive encore
à Cuba, a su me montrer son pays sous un jour fascinant. Certes, jamais
heureux, c’est impossible, mais il se dégage de ces romans, qui sont des livres
de littérature générale, des polars, du fantastique ou même de la SF, un amour
pour cette île qui e touche profondément et que j’aime à retrouver entre ces
lignes. Comme une carte postale, un instantané d’un pays meurtri derrière
lequel on devine un potentiel incroyable…
Et, comme à chacune de ces lectures, je suis sorti de ma lecture
avec l’envie un jour, de découvrir ces lieux paradisiaques… Et pourquoi pas,
dans quelques années, aller passer… un automne à Cuba ?
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