Ouf ! Voilà la preuve qu’on peut encore écrire au
XXIème siècle de véritables romans épiques ! Il m’a fallu une bonne
journée pour me remettre d’une lecture intense, rude, violente mais au combien
fascinante et m’atteler à la rédaction de ce billet. Embarquons donc pour
Malte, au XVIème siècle, dans un monde de bruit, de fureur et de fanatisme
religieux. « La Religion », de Tim Willocks (en poche chez Pocket),
un pavé de 950 pages, m’a fait passer quelques journées de lecture d’une rare
intensité et pleines d’émotions souvent contraires.
En cette année 1565, les troupes du sultan ottoman Soliman
le Magnifique, après avoir échoué aux portes de Vienne, quelques décennies plus
tôt, relancent un assaut pour reconquérir l’Europe occidentale. Et cette
reconquête passe par ce qu’on pourrait qualifier de « simple
rocher », perdu au milieu de la Méditerranée : Malte. Mais, ce
« rocher » prend une importance stratégique décisive, car s’y est
installé depuis plusieurs années, l’ordre des Hospitaliers, les fameux
« Chevaliers de Malte », placé sous la protection de Saint
Jean-Baptiste. Un ordre de moines soldats qui se sont donnés pour mission de
soigner leurs prochains (enfin, surtout si ce sont de bons catholiques…).
L’Ordre, ou plutôt, « la Religion », comme il se
fait (modestement) appeler, a connu nombre de revers lors des derniers siècles.
Des revers militaires qui ont poussé les Chevaliers de Malte à quitter dans un
premier temps Jérusalem, puis la Terre Sainte et, plus récemment, Rhodes, à
chaque fois après des batailles sanglantes. Mais, cette fois, le Grand Maître
de l’Ordre, le sieur de la Valette, et ses conseillers, savent pertinemment
qu’à Malte, il n’y a plus de recul possible. Il faudra tenir cette île à tout
prix, malgré l’infériorité numérique (on s’attend à ce que les Turcs viennent
avec une armée 5 fois supérieure en nombre à celui des chevaliers et des forces
combattantes présentes à Malte…), car, dans le cas contraire, la porte serait
grande ouverte pour Soliman.
Avec une ambition : gagner la Sicile et, de là, la
botte italienne, mais aussi, dans un autre temps, la péninsule ibérique où
Soliman espère bien rapidement réinstaller un califat à Grenade… Et, faire
encore mieux qu’au VIIIème siècle, en conquérant cette fois l’Europe entière et
la convertir, de gré ou de force, à l’Islam.
Le siège est attendu pour l’été et, malgré la foi ardente
qui les anime, les chevaliers ont du mal à imaginer d’autre issue qu’un combat
à mort, jusqu’aux dernières forces du dernier homme présent sur l’île, en
espérant des renforts venant d’Espagne ou d’Italie, afin de rejeter l’Ottoman à
la mer. Mais l’Ordre s’est fait beaucoup d’ennemis dans son propre camp au fil
des ans… Rome le soutient comme la corde le pendu, l’Espagne a d’autres chats à
fouetter et l’Inquisition trouve que la foi des chevaliers de Malte a des
relents d’hérésie… Bref, il va d’abord falloir compter sur ses propres forces
pour se sortir de ce mauvais pas, avec, en perspective, la possibilité de
revendiquer, en cas de victoire, somme toute miraculeuse, le titre de sauveurs
de la chrétienté…
Comme prévu, le siège va se mettre en place, la flotte
turque se dressant au plus proche des côtes maltaises. Mais, au lieu de durer
quelques jours, quelques semaines tout au plus, c’est une bataille terrible de
111 jours qui va commencer. Un massacre abominable, où les artilleries seront
aussi meurtrières que les combats au corps à corps. Une guerre de position
fracassante qui, au fil des jours et des assauts, va transformer l’île
fortifiée en ruines sanguinolentes, laissant des champs de bataille dans un
état horrible et obligeant les combattants à marcher littéralement sur les
corps de ceux qui les ont précédés, obligeant les deux camps à organiser des
hôpitaux de campagne qui débordent de victimes mutilées, brûlées, éventrées,
plus mortes que vives, n’attendant, côté chrétien, bien souvent, qu’une
extrême-onction en urgence…
Dans ce chaos, Tim Willocks nous fait suivre le destin de
quelques acteurs de ce siège, des combattants, une noble d’origine maltaise et
son étrange amie, des chevaliers, un inquisiteur et son âme damnée, un gamin
maltais que « la Religion » et son prestige font rêver… Et beaucoup
d’autres qui, hélas, font un passage fugace dans cette histoire, en tant que
principal ingrédient de la chair à canon produite en grande quantité au cours
de ces 3 mois et demi de siège…
Commençons par l’acteur principal de ce roman, Matthias. Né
en Europe centrale, le jeune Matthias se destinait au noble métier de forgeron.
Mais, en 1540, alors qu’il n’a que 12 ans, sa vie a basculé quand sa mère et
ses deux sœurs sont assassinées par des mercenaires appartenant à l’armée
ottomane. Lui-même ne doit la vie qu’à la rage qu’il l’a envahi à la vue des
corps martyrisés de ses proches, ainsi qu’à l’intervention d’un officier
ottoman qui va le prendre sous son aile.
Intégré au fameux corps des janissaires, il va devenir un
véritable homme de guerre, se formant à cette rude école pendant plus d’une
dizaine d’années. Puis, pour des raisons qui lui appartiennent, il va quitter ce
corps d’élite et se lancer dans une vie de liberté, de débauche, disons-le, et
de commerces pas toujours très légaux. Avec un atout majeur : sa
connaissance parfaite des deux mondes, le monde chrétien dont il est originaire
et le monde musulman dont il a appris les us et coutumes pendant son
adolescence.
Des connaissances qui lui seront bien utiles pendant la
durée du siège, puisque, arrivé du coté chrétien, il n’hésitera jamais à
franchir la ligne de front, au risque d’être considéré comme un espion par les
deux camps, à la fois pour commercer mais aussi se renseigner sur les
stratégies mises en place par l’état-major ottoman… Ne choisissant aucun camp
si ce n’est le sien avant tout, Matthias doit, pour mener à bien la mission
qu’on lui a confiée, permettre à « la Religion » de tenir le plus
longtemps possible, avant de s’éclipser discrètement et de laisser à leur
massacre les fanatiques des deux bords.
Matthias, qui, dès son jeune âge, a connu le pire, est donc
un véritable chien de guerre (connu sous le nom de guerre qu’il s’est
choisi : Tannhauser, en référence à un héros de la mythologie germanique),
roublard, doué et intraitable en affaires, débrouillard à souhait et n’ayant
guère qu’une faiblesse, mais quelle faiblesse ! Un intérêt un peu trop
marqué pour les femmes et leurs appas…
C’est d’ailleurs ainsi qu’il va se retrouver, presque malgré
lui, à Malte, au commencement du siège. Car la Valette, et son bras droit,
Starkey, qui connaissent les qualités de Tannhauser, mais aussi le double rôle
qu’il peut remplir pendant le siège, voudraient bien le voir se joindre aux
Chevaliers, à « la Religion » pour vaincre l’Ottoman. Ils savent tout
aussi bien que Matthias, après des années à guerroyer aux quatre coins du monde
connu, en a assez et qu’il aspire à devenir avant tout un homme d’affaires.
Mais c’est sans compter l’existence d’une femme d’une rare
beauté, qui saura convaincre, en lui exposant ses désirs les plus ardents, de
rejoindre l’île peu avant le début des combats… Entre la mission qu’elle va, sous
l’amical conseil de Starkey, soumettre à Matthias, et sa séduction naturelle,
le chef de l’ordre ne doute pas une seconde que les défenses de Tannhauser
s’effondreront et qu’il saura se montrer l’homme de la situation. La Valette et
Starkey sont décidément de fins connaisseurs de l’âme humaine, car le charme de
la dame aura raison du refus initial de Matthias de se jeter dans la nasse
maltaise. Mais, Tannhauser, lui aussi, est un rusé… Son idée : remplir sa
mission et décarrer au plus vite avant que la situation maltaise ne tourne au
vinaigre… Le martyre n’inspire pas cet homme qui s’est éloigné des religions à
force de les côtoyer d’un eu trop près…
La femme au charme ensorcelant, justement, s’appelle Clara
Le Penautier. Née à Malte, issue d’une famille noble de l’île, elle l’a quittée
à l’adolescence, dans des conditions dramatiques (que je vais vous laisser
découvrir) qui lui valurent d’être reniée et mariée de force à un vieil homme
de la noblesse d’Aquitaine, mort peu de temps après leur mariage. Après ces
douloureuses expériences, elle a choisi de rester célibataire, malgré un
pouvoir de séduction certain qui aurait pu lui permettre de se trouver un
nouveau parti tout à fait acceptable, et d’assumer un rôle de veuve à la
chasteté irréprochable, tout en gérant son domaine. Jusqu’en cette année 1565.
Ayant eu vent de ce qui allait se passer à Malte et du fort risque de voir
l’île dévastée de fond en combles, la jeune femme a pris la décision de se
rendre coûte que coûte sur ses terres natales afin d’y renouer avec son passé
avant qu’il ne soit trop tard.
Clara est accompagnée toujours et partout par une curieuse
demoiselle, Amparo. Clara l’a découverte en mauvaise posture quelques années
plus tôt et l’a prise sous son aile jusqu’à en faire sa meilleure amie, sa
confidente, sa sœur (et on se demande même par moments si leur relation ne va
pas même plus loin que tout cela…). Mais Amparo est une jeune femme qui a de
quoi intriguer le lecteur : apparemment exempte de sentiments humains
(souffrirait-elle d’autisme ?), elle est plus attachée à la nature qui
l’entoure qu’aux êtres humains qui, il faut le dire, ne l’ont guère épargnés
dans sa courte existence. Jeune adulte, elle réagit souvent plus comme une
enfant qui vivrait dans un corps d’adulte, et un corps particulièrement
désirable, malgré quelques imperfections. Enfin, Amparo semble posséder un
pouvoir divinatoire qu’elle met à l’épreuve chaque jour grâce à un curieux
appareil de cuivre et de verre… Mais ce qu’elle y voit reste ensuite à
interpréter, même si, souvent, les présages ne sont pas toujours très
optimistes.
Bors de Carlisle, comment dire ? Bors est à Mattias ce
que Porthos est à D’Artagnan ou Petit Jean à Robin des Bois : une montagne
de muscles, aussi bon vivant qu’il est bagarreur. Ami indéfectible de Matthias,
il est aussi son associé en affaires, qu’il s’agisse de trafiquer des armes ou
de l’opium, ou d’organiser des commerces d’épices ou de marchandises diverses,
des commerces particulièrement lucratifs, puisqu’ils contournent le plus
souvent les barrières douanières qui se dressent habituellement entre les
producteurs et les négociants… Bors, c’est le ressort comique du roman, en tout
cas, sa perpétuelle touche d’optimisme, capable de trouver des vivres à
profusion en plein siège et toujours partant pour une cuite, un trip à l’opium
ou un assaut, selon les circonstances. Au cours du siège, il ne donnera pas sa
part aux chiens, ferraillant bravement dans les plus terribles conditions et
servant de protection à Matthias, aussi bien lorsqu’ils se battent côte à côte
que lorsque Matthias passe du côté turc.
Fra Ludovico Ludovici est inquisiteur. Eh bien oui, il faut
bien un méchant, même dans ce contexte effroyable ! Affectant le
comportement modeste et tenace qui sied à sa fonction, l’homme, remarquablement
intelligent, est en fait un homme rongé par une soif de pouvoir et un orgueil
inextinguibles. Mais le véritable défaut de la cuirasse de ce prêtre, en
apparence irréprochable et défenseur acharné et infatigable de la Vraie Foi,
c’est une tendance prononcée vers la luxure. Oh, certes, il parvient à la
réprimer, quitte à se punir et à prier deux fois plus intensément, mais ce
désir pour les femmes, non, pour une femme en particulier, le ronge de
l’intérieur, le pousse à commettre des folies. Un lien ambigu aux sentiments
que l’on retrouve dans une phrase prononcée par l’inquisiteur : « le
crime, c’est de tomber amoureux. Et pour cela, la punition est terrible. »
Car, si Fra Ludovico se retrouve sur l’île de Malte alors
que le siège bat son plein, c’est qu’il est animé par deux ambitions, pas
franchement complémentaires, pas franchement antagonistes, mais qui vont
sérieusement lui compliquer la vie… D’une part, il y a des ambitions politiques
encore souterraines, mais que l’on découvre rapidement et dont on comprend
l’ampleur exceptionnelle, que le siège de Malte pourrait servir, quelle qu’en
soit l’issue finale ; et d’autre part, il y a un passé délicat qui le
rattrape, un passé qui a eu Malte pour cadre, lui aussi, un passé avec lequel
Ludovico entend renouer pour en faire son avenir, loin des affaires complexes
de l’Eglise mais qui lui permettrait enfin de laisser libre cours à sa
lubricité… Partout où il va, Ludovico est accompagné d’un hidalgo espagnol à la
beauté remarquable, Anacleto… Mais, c’est la beauté du diable, car, derrière
les apparences, se cache un pervers de la pire espèce, dénué de tout scrupule
et prêt à mettre en œuvre chaque ordre reçu de son maître.
Orlandu est un gamin maltais comme les autres, ou presque.
Lorsqu’on le découvre, ce gamin des rues, abandonné très jeune, vendu, même,
aux marins du port pour y nettoyer les coques des bateaux, travail terriblement
ingrat et dangereux, a pour activité principale… la chasse aux chiens ! En
effet, à la fois pour des raisons d’intendance mais aussi parce que les chiens,
par leurs aboiements, peuvent faire échouer des opérations militaires
importante, « la Religion » a donné l’ordre de tuer tous les cabots
de l’île, qu’ils soient domestiqués ou errants. Sans le soupçonner, le gamin,
plutôt dégourdi, va devenir l’enjeu majeur du roman, celui qu’on se dispute,
qu’on veut sauver à tout prix, celui vers qui convergent les intérêts les plus
divergents. Le siège mais aussi l’intérêt que des personnages impressionnants
vont lui porter, vont mettre du plomb dans la cervelle de ce gamin dégourdi et
intrépide mais souvent inconséquent dans ses choix. A 12 ans, environ, il va gagner
énormément en maturité au cours de ces 3 mois, abandonner ses rêves de gloire,
devenus potentiellement mortelle dans le combat sans merci auquel il assiste,
pour des rêves d’une vie meilleure, loin des ruelles maltaises et de la misère
crasse qu’il a toujours connue et qui n’est en rien plus supportable au soleil.
Par son ingénuité et son caractère, il va émouvoir Matthias, sans doute aussi
parce que le guerrier se reconnaît dans ce bonhomme plein de naturel.
Enfin, je les cite parce qu’ils jouent un rôle majeur dans
les évènements, moindre dans l’intrigue du roman, mais aussi parce qu’ils sont
les personnages réels du récit : le grand maître de l’Ordre des
Hospitaliers, La Valette (dont le nom sera donné plus tard à la capitale
reconstruite de l’île) et son bras droit, Oliver Starkey, dernier membre de
langue anglaise parmi les Chevaliers, suite au schisme anglican. Aussi bien
chefs de guerre que défenseurs de la foi chrétienne, ils savent que tout, même
le plus terrible, même ce qui contredit les préceptes de leur foi, doit être
tenté pour résister aux assauts musulmans. Leurs décisions auront aussi bien
pour conséquences les terribles massacres qui ensanglanteront l’île pendant le
siège, que l’incroyable résistance déployée par les Chevaliers, les soldats qui
les ont rejoints et les Maltais qui refusent de voir les Ottomans prendre
Malte. La Valette a pour lui cette foi inébranlable qu’on peut assimiler aussi
à un fanatisme religieux difficile à comprendre et à accepter, des valeurs que
sa force et son charisme vont transmettre à tous les combattants de l’île,
jusqu’à les exhorter au martyre, à une gloire posthume mais éternelle... Pour
Matthias, qui oscille entre admiration et répulsion envers le vieil homme, la
Valette « est un de ces hommes dont le seul véritable amour est la guerre.
(…) sans guerre, il serait rabougri ou mort, inutile, décrépit. Mais la guerre
lui rajeunit le sang. (…) Ses propres hommes le voient comme un
demi-dieu. » Depuis Rhodes, qu’il a évacué in extremis, près de 40 ans
plus tôt, lors d’une bataille proche de celle qu’il s’apprête à livrer à Malte,
la Valette avait su gagner le respect de ses adversaires, qui lui avaient
laissé la vie sauve.
Voilà pour les personnages. Le reste je vous le laisse
découvrir, car le récit, au quotidien, du siège, des batailles, de l’évacuation
et des soins donnés aux blessés est un incroyable moment de lecture. Guerre,
pouvoir et amour s’y côtoient dans un maelström terrifiant où l’homme se mue
aussi bien en monstre qu’en saint, ivre de croyance, de colère et de violence.
Matthias redoute d’ailleurs par-dessus tout de se laisser envoûter complètement
par cette violence inouïe qui fait rage partout où l’on pose le regard. Et
pourtant, qu’il est tentant de « se laisser séduire par la fraternité »
qui se dégage de cet ordre chevaleresque métamorphosé en armée de
fortune ! Mais, réalise vite Matthias, cette fraternité célèbre un culte
de mort quand lui ne rêve que de quitter Malte en vie et indemne pour aller,
ailleurs, loin du fracas des armes, vivre une vie qu’il se permet enfin, après
tant d’années difficiles, d’envisager heureuse.
Sans doute un reste de philosophie acquise en terre d’Islam,
lorsque son protecteur lui expliqua que les vents dispersants, qui soufflent
sur Malte en ces mois terribles, vont séparer le grain et la paille. « Et la
différence entre le grain et la paille, c’est la différence entre ceux qui
aiment la vie et ceux qui aiment la mort. »
La mort, elle est omniprésente tout au long de ce roman,
comme imbriquée dans l’époque. Chacun laissera dans ces évènements, au pire, sa
vie, au mieux, un morceau de son âme. Mais tous vont sortir profondément
changés de ces évènements, qu’ils survivent ou pas. « La Religion »,
évidemment, met en exergue la folie qui peut s’emparer de l’homme au nom de
Dieu, de n’importe quel dieu. Le mécanisme d’entraînement que décrit Willocks,
celui qui pousse les uns à s’arc-bouter aux murailles démolies de Malte et
celui qui pousse les autres à se jeter à l’assaut de ces mêmes murailles,
inlassablement, sans espoir de sortir de là en vie, est remarquablement mis en
évidence.
Les descriptions de combats, sous toutes les formes, sont
impressionnantes, on se croirait même, et à plusieurs reprises, au cœur de la
bataille, les sens tous mis en éveil, car on voit, on entend, on sent, on
goûte, on touche presque les combattants et leurs fluides vitaux s’échappant
par toutes les parties de leur corps.
En cela, et aussi parce qu’il est beaucoup question d’amour
et de sexe, « la Religion » est un roman extrêmement sensuel. Ca pue
autant que cela sent bon, l’Orient et ses effluves nous mettent l’eau à la
bouche, quand les massacres nous poussent à la nausée par le réalisme du récit.
C’est un roman comme on en fait peu, une somme, un monstre
roman plein d’humanité autant que d’inhumanité. C’est aussi la découverte d’un
héros, complexe, déroutant, agaçant autant qu’attachant, à la morale fluctuante
mais à l’intelligence aiguisée. Un homme qui se découvre dans ces conditions
terribles, et ce, malgré sa longue expérience de la guerre, un vase que les
fleuves de sang déversés sur les rivages maltais ont fait déborder au point de
le dégoûter de ce qui a constitué l’essentiel de sa vie jusque-là. Ce héros,
c’est Matthias Tannhauser, le genre de personnage romanesque dont on se souvient
longtemps, au travers duquel on en apprend aussi sur soi et qui, blasé,
cynique, en début d’histoire, va, malgré ou grâce à l’horreur qui s’est
déchaînée autour de lui et à laquelle il a participé, trouver un sens à sa vie,
une voie à suivre, une existence moins égocentrée, une spiritualité propre,
bien loin de tout cette haine, de ces fois, parfois admirables dans leur
mysticisme mais qui mènent trop souvent les fidèles à la folie…
J’ai été un peu plus long que d’habitude (et, me concernant,
c’est peu de a dire !) mais il y avait énormément à dire sur « la
Religion », un roman complet qui nourrit l’âme et le cœur pour longtemps,
à condition de les avoir bien accrochés (je parle de cœur et de l’âme, bien
sûr), un livre extraordinairement violent et pourtant, qui transpire la beauté
(parfois vénéneuse, néfaste) à chaque page.
Une vraie expérience de lecture comme on a peu l’occasion
d’en faire et qui nous retrace un évènement méconnu et pourtant important de
notre Histoire. Pas vraiment une lecture détente, donc, mais une lecture d’une
intensité remarquable et dont on ne sort pas indemne. Comme la plupart des
personnages de ce magnifique roman épique, d’ailleurs.
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