Voici un roman qui date de quelques années, déjà, 2006
pour la sortie américaine, 2010 pour la version française, mais dont
l’actualité est plus que jamais prégnante (un récent acquittement en Floride
vient hélas de le rappeler avec un peu trop de force). Difficile de ranger ce
roman dans un genre ou dans un autre, en France, il a été publié par Gallimard
en littérature générale, mais puisque l’histoire se déroule sur un quart de
siècle environ, en plein XIXème siècle, on sera tenté, comme je vais le faire,
de le classer parmi les romans historiques. Pourtant, ne vous y fiez pas
forcément, ce roman est une satire violente de l’Amérique actuelle et il est
imprégné par une folie et une ironie féroce, servi par un style qui évolue au
fil des parties et qui se termine par une fuite dératée et totalement
imprévisible. Ajoutez un titre qui ne passe pas inaperçu, « la polka des
bâtards », et vous avez le troisième roman du new-yorkais Stephen Wright
publié en France…
Lorsque Thatcher Fish et son épouse Roxana ont eu leur
premier enfant, en 1844, ils ont choisi de le prénommer Liberty… Pas un prénom
facile à porter, mais il allait parfaitement de soi pour ces deux jeunes
adultes plein d’idéalisme. Thatcher est, pourrait-on dire, un libre penseur qui
affiche publiquement des idées abolitionnistes qui ne se posent pas encore,
même au plus haut sommet de l’Etat fédéral.
Le cas de Roxana est encore plus complexe. Fille d’un
riche planteur de Caroline du Sud, elle a grandi auprès de ses parents dans
cette propriété, Redemption Hall, où
de nombreux esclaves noirs sont exploités et maltraités quotidiennement. Très
tôt, la demoiselle s’est montrée hostile à cette manière de traiter des êtres
humains et cela a engendré quelques tensions avec son père et sa mère.
Des tensions qui ont culminé à la mort d’un des esclaves,
lynché après s’être fait justice lui-même. Roxana s’est alors révoltée contre
son mode de vie et son éducation et a tout fait pour se démarquer du reste de
sa famille. Une brouille qui n’est en rien une passade, peu à peu, la jeune
femme s’est rapprochée des esclaves de la plantation, au point qu’on l’a jugée
malade…
Alors, pour l’éloigner de ce sud qu’elle vomit et des
idées progressistes qu’elle ne cesse de cracher au nez de son entourage, on a
décidé que sa mère et elle partiraient plus tôt que prévu en vacances à
Saratoga, près de New York. Une énième dispute va aboutir à la rupture, Roxana
va fuir sa famille, qu’elle ne reverra jamais, et trouver refuge dans les bras
de Thatcher, rencontré à peine quelques jours plus tôt dans le hall de l’hôtel.
Le fruit de cet amour un peu particulier s’appelle donc
Liberty, vous comprenez sans doute mieux pourquoi désormais. Un enfant qui va
grandir dans une Amérique en plein essor, à tout point de vue. Trois quarts de
siècle après son indépendance, l’Amérique se construit peu à peu et la
puissance de ce jeune Etat prospère doucement.
Au fil des chapitres retraçant l’enfance de Liberty,
Stephen Wright s’amuse à nous montrer cette Amérique naissante en jouant avec
les clichés et les images d’Epinal : les charlatans capables de vous
vendre n’importe quelle potion soignant n’importe quoi, les médecins qui
opèrent en public, comme ce dentiste qui arrache des dents devant une assemblée
médusée, les discours enflammés des prêcheurs de tout poil, flirtant parfois
avec le créationnisme, la violence de ceux qui ne sont pas encore des cowboys
mais qui règlent déjà leurs comptes à coups de fusil…
Mais, c’est aussi le portrait d’une Amérique puritaine,
portée sur la religion, très stricte sur la morale et les mœurs que l’on
découvre. Une Amérique où la politique tient aussi une place importante, mais
où il est difficile de faire valoir des sons discordants, en particulier en
matière raciale. Dans les années 1850, les idées de Thatcher Fish, pourtant
bien au nord de ce qu’on appellera la ligne Mason-Dixon, sont franchement mal
vues. Il est même risqué d’y faire allusion en public, nombreux sont ceux qui
sont très chatouilleux sur ces thèmes-là.
Cette première partie alterne entre épisodes assez
amusants, comme ce voyage fluvial que font Liberty et son père, dont j’ai tiré
quelques-unes des anecdotes citées plus haut, mais aussi bien plus tragiques.
Evidemment, tout ce qui concerne la jeunesse de Roxana et sa rupture avec son
clan, mais aussi l’apprentissage par l’enfant qu’est Liberty de ce monde des
adultes qu’il ne comprend pas encore (et ne comprendra sans doute jamais).
Car Liberty porte bien son nom : très jeune, il se
montre plutôt indépendant et n’hésite pas à partir seul en vadrouille autour de
la maison familiale. L’une de ses promenades lui vaudra le premier choc de sa
jeune existence, la première confrontation avec la violence gratuite des
adultes et sera sans doute une révélation très utile pour la suite de sa vie…
Arrivé près d’une maison où vivent une mère, deux enfants
sensiblement du même âge que lui et leur chien, Liberty, ingénu, pas méchant
pour un sou, s’approche pour lier connaissance. Mais, la femme le reconnaît,
elle sait de qui il est le fils. Or, les Fish hébergent dans une partie de leur
maison, un homme noir, Euclid, qui traite Liberty en ami et que le gamin
considère comme un grand frère.
Une situation qui fait jaser dans la région. Et cette
femme, voyant Liberty approcher, va carrément jeter au visage de l’enfant ce
qu’elle pense de ses parents, des propos peu amènes, vous l’imaginez bien, puis
lâcher son chien et ses rejetons, histoires de donner à Liberty la leçon qu’il
ne mérite pas, mais qu’on souhaiterait lui infliger pour les idées de ses
parents… Dur, dur, d’être Liberty Fish…
Bien sûr, vous aurez compris que la question de la guerre
de Sécession va se poser… Lorsqu’elle éclate, Liberty est un peu jeune pour
s’engager, de toute façon. Mais, bientôt, il va devoir décider. Car, cette
décision divise Thatcher et Roxana. En bon libre penseur, le père de Liberty
est aussi un pacifiste. Peu lui importe que la question de l’abolition de
l’esclavage soit l’un des motifs de cette guerre civile, il ne veut pas que son
fils s’enrôle.
Sa mère, en revanche, a une vision complètement
différente. Oh, n’imaginez pas la belle sudiste passée au nord exhorter son
fils unique à revêtir la tunique bleu pour aller à lui seul battre les troupes
du général Lee et faire tomber le système esclavagiste. Non, elle est bien plus
délicate, et en même temps, bien plus persuasive, jouant sur la corde sensible
qu’elle a en commun avec Liberty.
Alors, contre l’avis paternel, Liberty Fish va s’engager
et combattre. Enfin, si l’on peut dire, puisque ce que l’on voit de cette
campagne au sein de l’armée de l’Union n’est guère convaincant… Liberty n’a pas
l’âme, ni le talent d’un guerrier… Il suit plus le mouvement qu’autre chose,
devant faire face aux railleries mais aussi aux attaques de certains de ces
compagnons quant à ses idées « négrophiles » (évidemment, le mot
n’est pas de moi, j’y mets des guillemets et je ne vous cache pas l’aversion
que j’ai pour ce mot et ce qu’il sous-entend dans la bouche de ces racistes…).
Mais, tant bien que mal, Liberty échappe aux balles, aux
obus, aux baïonnettes sudistes et, lorsque les troupes du Nord finissent, après
avoir longtemps reculé, par reprendre le dessus sur les troupes sudistes, il
fait partie de ce corps expéditionnaire qui avance en territoire ennemi,
réquisitionne, pille, brûle… Bref, se conduit comme une armée vainqueur, avec
tous les mauvais côtés de la chose.
Et puis, un jour, reprenant ses habitudes enfantines,
Liberty s’en va. Les autres le croient partis pour une balade, lui sait qu’il
ne reviendra pas et, même s’il a conscience qu’il est en train de déserter, il
se contrefiche des possibles conséquences de cet acte… Il est porté par autre
chose, une mission que lui a confiée tacitement sa mère avant son départ sous
les drapeaux : renouer le fil avec sa famille maternelle…
Liberty est donc en route pour Redeption Hall, avec seulement une vague idée de la direction à
suivre. Là encore, en chemin, il fait quelques rencontres marquantes, toujours
sous le sceau de la violence, omniprésente alors. Et il arrive enfin dans la
plantation familiale où ce qu’il va découvrir tient tout simplement du délire
complet…
Ca, pour renouer le fil familial, il va le renouer. Mais,
ses grands-parents maternels, au lieu de sentir les évolutions de l’époque, ont
choisi de se radicaliser d’une manière tout à fait… originale… Scientifique,
disons, mais là aussi, je devrais pour bien faire, mettre des guillemets à ce
mot, tant la science, dans l’esprit malade du grand-père, se retrouve dévoyée…
Commence alors une dernière partie du roman,
ébouriffante et démente où Liberty va
accompagner le père de sa mère jusqu’au bout de sa folie furieuse, dans une
fuite en avant éperdue avec le projet de refaire ailleurs ce qui ne pourra plus
exister dans cette Amérique nouvelle et forcément décadente qui va ressortir de
ce conflit fratricide…
Avouons-le, bien que reposant sur des horreurs, cette
dernière partie est aussi assez drôle, le personnage du grand-père vaut son
pesant de cacahuètes (non récoltées par des esclaves, je précise) et son
envolée en faveur d’un monde à ses yeux meilleur car reposant sur la suprématie
de l’homme blanc sur l’homme noir est tellement absurde qu’on ne sait plus si
on doit rire ou pleurer…
Je ne vais pas vous en dire plus sur cette dernière
partie, son dénouement et ce qui va advenir ensuite de Liberty, je vous laisse
le découvrir en lisant « la polka des bâtards », c’est évidemment
bien mieux. Et je vais essayer maintenant de dégager quelques pistes de réflexion
sur ce roman, au travers de différentes citations qui en sont extraites.
Lors de leur périple fluvial, Thatcher Fish et son fils
Liberty font la connaissance de deux anglaises, mère et fille, venues
s’encanailler en Amérique. Bon, le mot est peut-être un peu fort, mais ces deux
touristes semblent décider à voir ce qu’il y a de mieux dans ce pays qui fut
encore une de leur colonie pas si longtemps auparavant.
Ce qu’elles veulent voir par-dessus tout, ce sont les
chutes du Niagara, dont on leur a tant vanté la beauté et l’impression de
danger qui s’en dégage. Et là mère de dire : « nous voulons faire
l’expérience du sublime et de la terreur », ce à quoi Thatcher Fish
répond : « eh bien, vous constaterez, j’en suis sûr, que l’Amérique
regorge de ces deux qualités ».
On imagine avec quelle malice le père de Liberty, et à
travers lui Stephen Wright, tient ces propos. Comment ne pas y voir à la fois
une description parfaite de l’Amérique des pionniers, mais aussi de cette
Amérique actuelle, capable du pire comme du meilleur. Et l’on voit bien aussi,
dans cette phrase pleine de naïveté de la Lady, cette fascination que les
Européens, en particulier, ont encore largement aujourd’hui pour cette Terre
Promise, ce pays de tous les possibles, qu’on pare de toutes les vertus bien
souvent en oubliant qu’on y a aussi certains vices profondément ancrés.
Cette fois, c’est la jeune femme anglaise qui fait
remarquer avec quel empressement, quelle gourmandise, de nombreux passagers du
bateau se sont précipités pour voir de plus près le fameux dentiste déjà
évoqué, arracher une dent à un de ses patients en bordure de canal… Augusta
compare cela à une foule se ruant sur un pique-nique qui lui aurait été servi
gracieusement.
Réponse de Thatcher : « Nous sommes les grands
dévorateurs. Nous dévorons l’événement, nous dévorons la géographie, nous
dévorons le temps, nous nous dévorons mutuellement. Nous sommes une nation
d’appétits incontrôlés ». Et, force est de reconnaître qu’au XIXème
siècle, afin d’achever la conquête de son territoire, comme aux XXème et XXIème
siècles, l’Amérique ne contrôlera jamais vraiment cet appétit… Et gare à ceux
qui essaieront de se mettre sur leur passage, de leur confisquer leur
nourriture ou de leur couper l’appétit !
On reste dans la suite de cette discussion, Augusta
toujours, lance : « et pourtant, alors que vous célébrez
l’individualisme comme la valeur suprême, absolue, vous ne vous lancez dans la
poursuite d’un soi-disant bonheur que comme une meute hurlante ». Bon, pas
vraiment besoin d’expliciter plus les choses, je pense…
Thatcher répond alors : « Oui, nous sommes tous
des individualistes, autonomes et fiers de l’être, mais c’est en groupe que
nous préférons poursuivre nos intérêts séparés ». Une belle définition du
citoyen américain moyen, qu’en pensez-vous ? Et sans ironie aucune,
évidemment, hein, on ne va pas tomber aussi facilement que ça là-dedans,
voyons !
Dernier échange entre l’Anglaise et l’Américain, toujours
dans la suite de ce dialogue : « je vois mal comment une société fondée
sur des contradictions aussi patentes pourrait connaître une quelconque
postérité ». Réponse, sobre, de Thatcher : « vous n’êtes pas la
seule à le penser ». En crise, l’American
way of life, ou lancé à mille à l’heure vers le mur où il finira par se
crasher (et nous avec) ?
Et, en écho, quelques pages plus loin, Potter, le cousin
de Thatcher, espèce de Tonton Cristobal ou de personnage de western-spaghetti,
d’affirmer : « les gens aiment se faire duper, c’est notre
passe-temps national ». Là encore, une phrase qui résonne à nos oreilles
contemporaines avec force, surtout si l’on pense à une certaine intervention
militaire pour débusquer des armes de destruction massive aux mains d’un féroce
dictateur, si vous voyez ce que je veux dire…
On rebondit encore, vers la fin du roman, avec cette
déclaration d’un autre anglas (décidément, qu’est-ce qu’il y a comme sujets de
sa Gracieuse Majesté, dans ce roman !) : « vous les Américains,
qui aimez tant la paix, quand vous n’êtes pas occupés à vous entretuer, vous
semblez toujours aux prises avec des étrangers d’un genre ou d’un autre ».
Pas vraiment de commentaire à faire sur cette remarque, si ?
Voilà ce qui m’a amené à prendre la dernière phrase du
roman comme titre de ce billet. Une phrase qui s’impose à Liberty alors qu’un
cauchemar vient de le réveiller brutalement : « C’est l’Amérique,
songea-t-il, et toi, qui que tu sois tu ne risques rien. C’est l’Amérique, et
tout finirait bien ». Méthode Coué, culture de la gagne, orgueil démesuré ?
Rayez la ou les mention(s) inutile(s)…
Ce florilège, ces phrases qui m’ont frappé à la lecture
de ce roman et que je voulais vous faire partager pour mesurer à quel point la
verve de Stephen Wright, s’appuyant sur l’Amérique de la Révolution
Industrielle, l’entrée dans le modernisme et le capitalisme issues de la
victoire de l’Union face aux Confédérés, vise l’Amérique actuelle et fait
mouche à chaque fois…
Et puis, pour reprendre aussi un thème développé par le
romancier belge Henry Bauchau dans son roman « le régiment noir »
(Babel), qui a aussi pour cadre la guerre de Sécession, il y a chez Wright une
manière de rappeler que, si nous nous rappelons que ce conflit a abouti à la
fin de l’esclavage, ce n’était pas le cœur du conflit. C’était même assez
accessoire, en fait, et il n’y avait pas forcément plus d’Américains favorables
à cette abolition au nord qu’au sud.
La guerre de Sécession, c’est la lutte entre deux visions
de l’Amérique qui s’opposent, parce qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre :
le nord veut unifier une Nation encore jeune, imparfaite, qui doit grandir,
dans tous les sens du terme, tandis que le sud se bat pour sa terre, et voilà
une différence fondamentale : peu importe aux planteurs ce qui se passe à
New York, Chicago ou Boston, il vet juste être le maître chez lui…
Et les Noirs, dans tout ça ? Pour reprendre
Bauchau : les Blancs du Sud veulent des Noirs comme esclaves, les Blancs
du nord ne veulent pas d’esclaves mais ne veulent pas non plus des Noirs… Au
cœur du roman de Wright, la question terrible du racisme en Amérique. Et, si en
préambule, je signalais les dates de parution, c’est aussi pour remarquer que
le livre est sorti avant l’élection d’Obama.
On ne peut pas vraiment dire que cet événement historique
ait beaucoup fait évoluer les modes de pensée dans ce domaine… Pourtant, c’est
un pas incroyable qui a été franchi, inimaginable pour Liberty Fish et ses
contemporains. Un premier pas, nécessaire mais pas suffisant et, on le voit
quotidiennement (même si je ne nous crois pas vraiment, ces temps-ci, en
position de donner des leçons), l’Amérique reste un pays où le racisme est
intrinsèque, à des années lumières du fameux melting pot qu’on nous vantait à
l’école…
Avec son acidité et son cynisme, Wright introduit dans
« la polka des bâtards » la question du métissage. En effet, c’est de
manière tout à fait étonnante et donnant lieu à une situation aussi
contradictoire que ridicule, à la fois comique, par son décalage, et tragique,
dans les faits. Le métissage n’y est pas vu comme un moyen d’unir deux races,
deux cultures, mais bel et bien de permettre à l’une d’éradiquer l’autre… Comme
la goutte de lait qui vient éclaircir le café noir… Terrible idée, non ?
Je n’en dis pas plus sur ce sujet, ce serait trop en
dévoiler sur la fin du livre. Mais, cela nous amène aussi au titre de ce roman
qui vous a probablement, comme moi, intrigué par l’association inattendue de
ces deux mots, polka et bâtards… Précision linguistique : « la polka
des bâtards » est l’expression choisie par le traducteur du roman, Serge
Chauvin, pour rendre le titre original de Wright : « the Amalgamation
Polka ».
Une danse un peu particulière, semble-t-il, dans laquelle s'unirait Noirs et Blancs sur ce rythme si particulier... Et Wright de proposer en ouverture du livre, une photo de cette danse qui, si j'en crois certains commentaires péchés sur internet (à prendre avec précaution, je le précise), serait en fait une expression péjorative utilisée par les partisans de l'esclavage pour définir le métissage, selon eux néfaste, qui serait l'inéluctable conséquence de l'abolition... Wright retourne bien sûr cet aspect négatif pour en faire le titre d'une vraie ode au métissage, qui va bien au-delà de l'époque à laquelle se déroule son roman.
Bien sûr, si Wright joue de la caricature propre à la
satire, il n’oublie pas aussi de défendre, à sa façon, la notion de métissage
et ce qu’elle a de fondamental. D’abord, avec, en exergue du roman, un encadré,
comme on dirait en journalisme, un entrefilet citant le sermon d’un pasteur du
Massachusetts (qu’on imagine datant de l’époque du roman) dans lequel le saint
homme affirme que le mélange des deux races, Caucasienne et Africaine, est
exactement ce qu’il convient pour les parfaire chacune. Le billet est plus
détaillé que cela, mais cette phrase est si forte que je la tire de son contexte
volontiers.
Ensuite, avec cette phrase qui conclut le dénouement de
la folle équipée de Liberty et de son grand-père : « Ah les bâtards…
C’est la meilleure race qui soit ! ». Bien sûr, la formulation est à
remettre dans le contexte de la satire et de l’humour noir, Liberty acquiesce à
cette phrase, « avec le sourire rusé et elliptique de son
grand-père », précise, vachard, le narrateur, car, vous vous doutez bien
que ce n’est pas le grand-père en question qui a prononcé ce mot lapidaire…
En guise de conclusion, « la polka des
bâtards » est pour moi un roman picaresque. Certes, Liberty devient adulte
en cours d’histoire, ce qui ne devrait plu lui permettre d’avoir droit à ce
terme, mais il y a dans ce personnage quelque chose de perpétuellement enfantin
qui me pousse à affermir mon avis sur ce qualificatif.
Oui, c’est un roman picaresque dans lequel Liberty ne
maîtrise jamais rien, et surtout pas sa destinée. Bizarrement, alors qu’il est
le personnage central du livre, il est toujours en retrait par rapport aux
autres, ses parents, grands-parents, rencontres diverses, etc. Jamais il n’est
aux commandes, sauf en toute fin de livre ou, enfin, on sent qu’il a pris les
rênes… et que c’est peut-être le plus dur qui commence.
Sans être simplet ou trop gentil, Liberty est un suiveur,
il est entraîné par les événements et ne peut faire face qu’à leurs
conséquences… Un véritable tourbillon qui rappelle un peu le personnage du
« Tambour », de Günther Grass, même si je ne crois pas que ce soit
Liberty qui ait décidé de ne pas vraiment grandir, ou plutôt mûrir.
Liberty regarde cette Amérique qui défile sous ses yeux
et il emmagasine tout ce savoir qui s’assimile petit à petit en idée. Oui, bien
sûr, il est aussi le fruit de l’éducation très libérale pour l’époque que lui
ont donnée ses parents, mais ses convictions vont s’affermir sur le terrain
devant les horreurs que peuvent provoquer, et tout à fait sciemment, ses frères
humains.
On peut revenir à ce prénom, que je qualifiais plus haut
de prémonitoire, et s’il était surtout allégorique ? Cette liberté
qu’incarne le garçon et qui passe à portée des uns et des autres, sans que
jamais personne ne la saisisse ou alors, pour agir librement mais faire le mal…
Oui, je le vois bien ainsi, une allégorie de l’Amérique terre de liberté, la
bafouant sans cesse, instaurant des hiérarchies entre humains, déniant des
droits aux uns, en accordant plus aux autres, de façon arbitraire…
Bientôt, la liberté guidera le monde… Enfin, si on en
croit le véritable nom de la Statue de la Liberté qui se dressera au-dessus de
New York, sa torche solidement brandie… A sa façon, avec son air de ne pas y
toucher, Liberty Fish pourrait parfaitement être le précurseur de ce message
universel, devenu quelques décennies plus tard un des symboles d’une Amérique
triomphante.
Dommage que les hommes aient si souvent la vue basse…
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