lundi 1 juillet 2013

« Une galaxie d’étoiles noires, perdue dans un recoin de cerveau, à Aubervilliers, 93300 ».

La boxe est un univers fascinant, idéal pour la fiction. Qu’on aime ou pas le « Noble Art », on a tous vu au moins une fois un des épisodes de « Rocky », « Raging Bull » ou encore « Million Dollar Baby ». On connaît tous l’histoire incroyable d’un Mohammed Ali ou les frasques d’un Mike Tyson. Et puis, parce qu’il faut aussi le dire, la boxe, c’est quelquefois un milieu de mauvais garçons, idéal pour y créer des histoires bien sombres, violentes, plus que le sport en lui-même. C’est aussi un sport qui permet de se sortir de son milieu, de la galère quotidienne. En tout cas pour les plus doués. En associant boxe et banlieue, Jérémie Guez nous offre, avec « Balancé dans les cordes » (en poche chez J’ai Lu), un court roman très sombre, très dur, qui a bien mérité le prix du polar SNCF qui lui a été décerné il y a quelques semaines. La cloche sonne, montons sur le ring, gare au KO !




Tony a toujours été un garçon taiseux, discret, introverti. Quand son père est parti et que sa mère a quitté le Xème arrondissement de Paris pour une tour à Aubervilliers, dans le 9-3, le changement fut rude. Le confort, presque amniotique, a brutalement cessé et le gamin a commencé à prendre raclée sur raclée dans la cour de récréation.

En voyant son neveu ainsi malmené, l’oncle de Tony, qui a pris en charge sa sœur et son enfant et leur a trouvé leur appartement à Auber, décide d’emmener le gamin dans une salle de boxe pour qu’il s’endurcisse et apprenne, dans un premier temps, à se défendre. Mais, Tony va montrer quelques prédispositions intéressantes pour ce sport si particulier et, peu à peu, il va grimper les échelons…

Quand commence le roman, il s’apprête à disputer son premier combat professionnel et on loue déjà son intelligence et ses indéniables qualités pugilistiques. De là à imaginer qu’une carrière fort honnête s’ouvre devant lui, il n’y a qu’un pas qui rend fier aussi bien son oncle que son entraîneur. Pourtant, tout n’est pas rose dans la vie de Tony.

Le jeune homme travaille dans le garage de son oncle pour gagner sa vie en attendant de pouvoir le faire avec ses poings. Cela ne l’enchante guère, mais il le fait parce qu’il le faut. Et puis, il y a sa mère… Depuis leur déménagement en banlieue, elle a plongé. Elle se laisse aller, fumant joint sur joint et se prostituant pour payer sa came.

Ajoutez à cela la vie dans une cité où la délinquance est partout, où les petits dealers font leur loi, y compris violemment envers ceux qui ne veulent pas suivre leurs directives, et vous comprendrez que, en dehors de la boxe, la vie de Tony n’a rien d’un conte de fée. Jamais il n’a franchi la ligne jaune, jamais il n’a enfreint la loi, même s’il a été un temps l’ami d’un des caïds de la cité, Moussa, rencontré sur le ring, la première fois.

Lorsqu’il veut s’évader de ce morne quotidien, soit Tony va à la salle, frapper le sac de sable et s’entraîner, encore et encore, soit il prend sa moto, un engin dont il est fier, et va rouler à tombeau ouvert sur le périph’, avant de se payer une virée dans Paris by night. Le frisson de la vitesse et l’ivresse des boîtes de nuit pour évacuer le mal être.

Car, en grandissant, Tony n’est pas devenu plus bavard, moins introverti, que lorsqu’il était gamin et qu’il se faisait casser la figure. Non, Tony est le genre de garçon qui intériorise tout, les joies comme les peines, et qui montre peu ses émotions. A part peut-être la colère, quand elle éclate, virulente, douloureuse, explosive. Comme un de ses directs ou de ses uppercuts.

Cette colère, elle va justement se manifester un soir, alors que Tony rentre à l’appartement. Voir sa mère maltraitée par un de ses michetons, frappée, humiliée par cet inconnu, ça l’a fait sortir de ses gonds… Alors, il a pris l’homme par le col, lui a donné une bonne leçon avant de le flanquer sans ménagement à la porte…

Il a évacué toute sa rancœur, sans doute la honte qu’il ressent à voir sa mère dans cet état… Le jeune homme, impulsif, a toutefois négligé quelque chose : dans ces banlieues, dans ce monde d’aujourd’hui, rien ne reste jamais impuni et la vengeance est un plat qui se mange froid, ou pas, mais qui est la règle…

S’il n’y songeait pas, Tony va vraiment le découvrir le soir de son premier combat professionnel. Une victoire aisée, convaincante, saluée par tous, y compris Miguel, un caïd, un vrai. Le genre de gros dur qu’il vaut mieux éviter. Mais, c’est l’un des premiers à être venu le féliciter à la descente du ring. Alors, Tony n’a pas pu l’éviter, même s’il ne souhaite guère côtoyer ce genre de personnage…

Enfin, ça, c’est ce qu’il pensait avant de rentrer chez lui au petit matin et de découvrir qu’on emmène sa mère à l’hôpital… Sans doute le micheton viré manu militari est-il revenu. Et sa mère a été salement passée à tabac. Punie pour ce que lui a fait, ce qui lui semblait juste. Punie parce que lui, a essayé de la protéger, ce qu’elle est devenue incapable de faire seule.

Alors, Tony voit carrément rouge. La spirale terrible de la vengeance qui appelle la vengeance est enclenchée. Mais, si Tony n’est surtout pas un lâche, c’est un garçon qui n’a jamais souhaité sortir du droit chemin. Ces convictions, il les a chevillées au corps. Pourtant, il faut que le mec paye pour ce qu’il a fait à sa mère. Alors, que faire ?

Tony, rongé tant par la colère que la culpabilité, se souvient alors que Miguel, après son combat, lui a dit qu’il pouvait le joindre en cas de problème, s’il avait besoin d’un truc. N’importe quel truc. Désemparé, voulant absolument que le lâche qui s’en est pris à sa mère soit châtié et qu’on lui fasse passer l’envie de recommencer, Tony reprend contact avec Miguel.

Oh, si seulement il avait su dans quel engrenage il allait mettre le doigt !!

« Balancé dans les cordes », c’est l’épopée dramatique d’un jeune gars bien élevé, la tête sur les épaules, loin de l’économie parallèle des cités, loin des trafics et des zones de non-droit… La bagarre, ce n’est que sur le ring, pour lui. Mais la famille, c’est sacrée. Surtout cette mère, certes pas franchement digne de son rôle, mais qui est tout ce qui lui reste.

Par-dessus tout, Tony veut s’en sortir. Il veut montrer à sa mère qu’il peut y arriver, sans passer par la case gangs, la case magouilles, la case violence, la case zonzon… Et puis, Tony a une autre raison de réussir : s’il devient boxeur professionnel et que ça marche pour lui, alors, il pourra solder ses comptes avec son oncle. Le jeune homme vit en effet comme une humiliation la façon dont l’homme a pris sa vie et sa famille en charge…

Mais, lorsque l’on vit dans ces cités difficiles, promptes à s’enflammer, qui se sentent en marge, oubliées, ghettoïsées, alors qu’elles se trouvent à quelques kilomètres à peine de Paris, capitale, ville riche, étincelante, aux antipodes de ce qu’y vivent des jeunes en perte de repères, il est bien compliqué de faire totalement abstraction de la violence et de la mainmise des dealers et du milieu.

Dans « Balancé dans les cordes », on croise les deux, les dealers et le milieu. Deux générations différentes, deux parcours sensiblement différents, des méthodes et des règles qui ont aussi leurs spécificités. Deux mondes entre lesquels se dressent des cloisons étanches, on pourrait même dire des antagonismes sérieux.

Les dealers, on les voit à travers le personnage de Moussa, jeune homme qui, partout ailleurs, aurait sans doute eu un parcours plus tranquille, traditionnel. Bon élève, boxeur de bon niveau, éducation remarquable… Jusqu’à ce qu’il reprenne les affaires familiales, si je puis dire, après la mort de son frère. Fini le droit chemin, l’honneur prime sur tout, que ça lui plaise ou pas.

Le milieu, c’est Miguel et ses sbires. Là, on n’est pas dans la petite entreprise pour gagner sa croûte. Ce n’est pas l’artisanat des dealers, c’est déjà de l’industrie. L’industrie du crime, sous toutes ses formes, parce qu’il faut imposer sa poigne, se faire craindre et respecter, y compris par la force, la force brute, sans état d’âme.

Bien sûr, on est dans la lignée des truands à la Audiard, le code d’honneur et tout le toutim. Enfin, si on veut. Parce que tuer n’est plus un problème, pour ces gars-là. Les aléas, on les règle de façon radicale et sans se poser plus de questions que cela. Gare à ceux qui voudront se dresser sur leur chemin, Miguel sera impitoyable…

Tony est un cave, à côté de ces mecs-là. En les appelant à l’aide, il va se mettre à leur merci. Rien n’est jamais gratuit, dans ce monde de la pègre. Même ce que l’on croyait être une faveur. Aveuglé par sa colère, Tony a négligé cet aspect-là. Pour lui, le service que lui a proposé Miguel n’impliquait rien en retour… Funeste erreur.

Lui qui a toujours fui ces mondes parallèles et dangereux, lui qui a toujours pris soin de rester à l’écart des embrouilles, ce service qu’il va demander, réalisé au-delà de ses souhaits, va le plonger dans un univers où son assurance de boxeur ne lui sert pas à grand-chose. Jamais il n’a peur en montant sur le ring. Mais, au contact de Miguel et de ses hommes de main, il va la connaître, brute, terrible, paralysante…

Alors, il va devenir servile. Remettre en cause tout ce qu’il avait construit jusque-là. Délaisser la boxe, sa seule passion, son métier, l’entraînement, si dur, le régime, impossible à suivre dans un cadre comme celui-là… Il n’y a guère que la drogue qu’il ne touchera pas, pendant ces moments-là. Enfin, si, il va y toucher, contraint et forcé, mais pas la consommer…

Mais lorsqu’il va réaliser quels dangers il encourt, dans quel merdier il s’est fourré avec son simple coup de téléphone à Miguel, quand, encore une fois, on va toucher à ce qu’il a de plus cher, la colère va reprendre le dessus sur la peur et Tony va tout faire pour rompre les liens qui le relient à Miguel, des liens, que dis-je ?, des entraves, des chaînes !

Le dénouement de « Balancé dans les cordes » est époustouflant. Très ramassé, car le roman fait 180 pages à peine. Ca va vite, on ne s’appesantit guère sur les sujets qui sont abordés, tout va vite, tranchant comme une lame… ou comme un coup de poing au foie qui étale l’adversaire pour le compte. Il n’y a pas le temps pour les états d’âme, il faut agir ou réagir et vite, pour ne pas être vaincu, pour ne pas se laisser engloutir par la violence. Pour ne plus se laisser faire, ne plus être une victime mais reprendre son destin en main.

Le talent de Jérémie Guez, outre d’avoir tissé une histoire passionnante et un dénouement épatant, c’est aussi de savoir créer une ambiance très particulière, pesante, oppressante. « Balancé dans les cordes » est un roman nocturne, tout ce qui est important se déroule de nuit… Ou alors, si c’est le jour, c’est qu’on est dans des affaires si sombres qu’on ne le croirait pas.

La nuit, c’est le hall des immeubles, dans la cité, où ça zone, ça fume, ça deale. La nuit, c’est le périph’ et ses lumières qui défile comme un stroboscope, sous l’effet de la vitesse de la moto de Tony. La nuit, ce sont les boîtes dans lesquelles on boit, on danse, on drague, mais où l’on règle aussi certaines affaires. La nuit, ce sont les endroits glauques où l’on achève les transactions, où l’on règle les comptes, où l’on mate les rébellions. La nuit, c’est le cadre des émeutes, lorsque les cités s’enflamment…

Et dire que pour Tony, la nuit était d’abord un refuge…

Mais « Balancé dans les cordes », c’est aussi un roman sur la violence. Si la nuit, dit-on, porte conseil, la violence, elle, aveugle, fait perdre les repères, envoie dans les cordes, pas celles du ring, mais celles de la vie. Bien plus embêtant… La violence, pour Tony, c’était juste celle des coups, les coups donnés, les coups reçus, quand la cloche a sonné. Chez les amateurs, on porte un casque, lorsqu’on combat. Chez les professionnels, on apprend vite à se protéger par soi-même, quand on a pris un ou deux coups au visage, qui vous sonnent et vous ébranlent.

Mais, tout cela, ce n’est rien face à la violence, la violence véritable, brute, létale. Celle dont on ne se relève jamais et qui arrive sans que l’arbitre intervienne, compte jusqu’à 10 ou que le coin jette l’éponge pour arrêter le massacre… Non, là, on joue avec des armes, les blessures ne se referment pas avec un peu de vaseline et quand on est KO, c’est pour toujours, baignant dans son sang.

La boxe a ses règles, on se doit de les respecter, comme on respecte l’adversaire. Mais, hors du ring, les codes changent et les règles aussi. Le respect, il est souvent brandi, mais pourquoi ? Comme l’honneur, où est-il, celui-là, quand on flingue de sang-froid un homme désarmé ? Je l’ai dit, Tony n’a pas peur sur un ring, il maîtrise tous les paramètres et se confronte à des adversaires qui jouent avec les mêmes règles que lui…

Tony va la subir, la violence, l’appréhender de près, de trop près à son goût. Il va découvrir la peur, la sentir sa caresse sur sa peau, son goût sur sa langue. Il va se retrouver vraiment en danger, ne maîtrisant plus rien, agissant pour le compte d’un « ami » pas si amical que ça… Miguel a la rancune tenace et la punition expéditive. Alors, ne pas rater son coup, sinon…

Mais, lorsque Miguel va enfreindre la pire des règles, trahir celui qu’il considère comme un cave, un petit poisson sans ambition ni envergure, alors, Tony va sortir de sa réserve. La colère est de retour, la soif de vengeance aussi. Et plus question de déléguer à qui que ce soit. Le compte à régler est personnel et le gamin du Xème, devenu le champion d’Aubervilliers, va s’appliquer à corriger l’impudent… Pas avec les mêmes armes que celui qui est désormais son ennemi, mais avec un avantage fondamental : l’effet de surprise…

Comme aux échecs, un jeu de sacrifice, mûrement réfléchi. Tony sait ce qu’il fait, Moussa, finalement le plus fiable des gars que connaît le jeune boxeur, ne l’en dissuadera pas. Banco, fait Tony, un jeu qui en vaut la chandelle, tout simplement parce qu’en acceptant de s’acoquiner avec Miguel, Tony sait qu’il a ruiné sa vie. Alors, quand on n’a plus rien à perdre…

« Balancé dans les cordes », c’est un combat en 3 rounds. Et on comprend vite qu’il ne se terminera pas aux points, mais qu’il faudra qu’au moins un des adversaires reste au tapis. Le style est sobre, clinique, et participe par son côté bourru, sans fioriture, à l’atmosphère sombre qui domine au long des 180 pages.

Il faut dire que c’est Tony lui-même qui raconte, à la première personne du singulier, son histoire, qui déroule, à sa façon, taciturne, peu expansive, réservée, les événements tels qu’il les vit, les choix qu’il fait, les peurs qui vont l’étreindre et la colère qu’il va expulser. Sans doute a-t-il tout pour faire un boxeur de grand talent : capacité d’analyse des forces et des faiblesses de l’adversaire, choix de la riposte la plus appropriée pour sonner son adversaire, mise en place de la stratégie pour y parvenir et réalisation du plan sans accroc.

Ou presque.

Je ne connaissais pas Jérémie Guez, je pense que je vais lui prêter une tout autre attention, désormais. « Balancé dans les cordes » est le second roman de cet écrivain, un vrai roman noir, presque à l’ancienne, mais avec la violence qui ronge notre société contemporaine. C’est aussi le deuxième volet d’une trilogie qu’il consacre à Paris et à sa banlieue. Le premier « Paris la nuit » est d’ailleurs également disponible chez J’ai Lu. Il faudra se pencher là-dessus un de ces quatre…

Quant à ceux (ou celles) que la boxe rebute, passez outre, vraiment. Ce n’est qu’un décor, un contexte. Bien sûr, il y a certaines scènes qui touchent à la boxe, entraînement, combat, mais ce ne sont pas les pires du livre, loin de là. Comme j’ai essayé de l’expliquer plus haut, il y a un vrai contraste entre ce sport, qu’on peut juger violent, et la réalité, qui l’est infiniment plus.

L’écriture de Jérémie Guez magnifie la boxe, quand elle montre l’horreur de cette autre violence quotidienne, qui rend l’avenir de bien des personnages (et, hélas, pas seulement dans des récits de ficiton) terriblement incertain… Guez décrit la banlieue sans concession, sans tomber dans les clichés faciles, mais pas non plus dans le politiquement correct.

Comme un Léo Malet n’hésitait pas à montrer Paris sous son jour le plus sombre, quitte à aller dénicher ses bas-fonds, Guez offre une vision sombre de la banlieue, sans porter de jugement, plus comme le témoignage de ce qu’on a laissé faire dans ces cités inhumaines. Tony, qui s’est retrouvé emprisonné à Aubervilliers, quand il est venu y vivre, a d’ailleurs une réflexion en découvrant, à un moment du roman, une autre cité : comment peut-on habiter là-dedans ? Et comment peut-on obliger des gens à vivre là, également ?

Par la boxe, Tony aurait pu s’en sortir, comme d’autres gamins de banlieue l’ont fait avant lui et le feront encore. Mais il a été rattrapé par tout ce qu’il a toujours fui. Comme un fil invisible qui l’aurait empêché de déployer ses ailes… Un destin foudroyé en plein essor, pour la chose qui, sans doute, compte plus que tout le reste, d’où qu’on soit, où qu’on vive : la famille.


Et, au final, tous les comptes seront soldés…


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