La boxe est un univers fascinant, idéal pour la fiction.
Qu’on aime ou pas le « Noble Art », on a tous vu au moins une
fois un des épisodes de « Rocky », « Raging Bull » ou
encore « Million Dollar Baby ». On connaît tous l’histoire incroyable
d’un Mohammed Ali ou les frasques d’un Mike Tyson. Et puis, parce qu’il faut
aussi le dire, la boxe, c’est quelquefois un milieu de mauvais garçons, idéal
pour y créer des histoires bien sombres, violentes, plus que le sport en
lui-même. C’est aussi un sport qui permet de se sortir de son milieu, de la
galère quotidienne. En tout cas pour les plus doués. En associant boxe et
banlieue, Jérémie Guez nous offre, avec « Balancé dans les cordes »
(en poche chez J’ai Lu), un court roman très sombre, très dur, qui a bien
mérité le prix du polar SNCF qui lui a été décerné il y a quelques semaines. La
cloche sonne, montons sur le ring, gare au KO !
Tony a toujours été un garçon taiseux, discret,
introverti. Quand son père est parti et que sa mère a quitté le Xème
arrondissement de Paris pour une tour à Aubervilliers, dans le 9-3, le
changement fut rude. Le confort, presque amniotique, a brutalement cessé et le
gamin a commencé à prendre raclée sur raclée dans la cour de récréation.
En voyant son neveu ainsi malmené, l’oncle de Tony, qui a
pris en charge sa sœur et son enfant et leur a trouvé leur appartement à Auber,
décide d’emmener le gamin dans une salle de boxe pour qu’il s’endurcisse et
apprenne, dans un premier temps, à se défendre. Mais, Tony va montrer quelques
prédispositions intéressantes pour ce sport si particulier et, peu à peu, il va
grimper les échelons…
Quand commence le roman, il s’apprête à disputer son
premier combat professionnel et on loue déjà son intelligence et ses
indéniables qualités pugilistiques. De là à imaginer qu’une carrière fort
honnête s’ouvre devant lui, il n’y a qu’un pas qui rend fier aussi bien son
oncle que son entraîneur. Pourtant, tout n’est pas rose dans la vie de Tony.
Le jeune homme travaille dans le garage de son oncle pour
gagner sa vie en attendant de pouvoir le faire avec ses poings. Cela ne
l’enchante guère, mais il le fait parce qu’il le faut. Et puis, il y a sa mère…
Depuis leur déménagement en banlieue, elle a plongé. Elle se laisse aller,
fumant joint sur joint et se prostituant pour payer sa came.
Ajoutez à cela la vie dans une cité où la délinquance est
partout, où les petits dealers font leur loi, y compris violemment envers ceux
qui ne veulent pas suivre leurs directives, et vous comprendrez que, en dehors
de la boxe, la vie de Tony n’a rien d’un conte de fée. Jamais il n’a franchi la
ligne jaune, jamais il n’a enfreint la loi, même s’il a été un temps l’ami d’un
des caïds de la cité, Moussa, rencontré sur le ring, la première fois.
Lorsqu’il veut s’évader de ce morne quotidien, soit Tony
va à la salle, frapper le sac de sable et s’entraîner, encore et encore, soit
il prend sa moto, un engin dont il est fier, et va rouler à tombeau ouvert sur
le périph’, avant de se payer une virée dans Paris by night. Le frisson de la
vitesse et l’ivresse des boîtes de nuit pour évacuer le mal être.
Car, en grandissant, Tony n’est pas devenu plus bavard,
moins introverti, que lorsqu’il était gamin et qu’il se faisait casser la
figure. Non, Tony est le genre de garçon qui intériorise tout, les joies comme
les peines, et qui montre peu ses émotions. A part peut-être la colère, quand
elle éclate, virulente, douloureuse, explosive. Comme un de ses directs ou de
ses uppercuts.
Cette colère, elle va justement se manifester un soir,
alors que Tony rentre à l’appartement. Voir sa mère maltraitée par un de ses
michetons, frappée, humiliée par cet inconnu, ça l’a fait sortir de ses gonds…
Alors, il a pris l’homme par le col, lui a donné une bonne leçon avant de le
flanquer sans ménagement à la porte…
Il a évacué toute sa rancœur, sans doute la honte qu’il
ressent à voir sa mère dans cet état… Le jeune homme, impulsif, a toutefois
négligé quelque chose : dans ces banlieues, dans ce monde d’aujourd’hui,
rien ne reste jamais impuni et la vengeance est un plat qui se mange froid, ou
pas, mais qui est la règle…
S’il n’y songeait pas, Tony va vraiment le découvrir le
soir de son premier combat professionnel. Une victoire aisée, convaincante,
saluée par tous, y compris Miguel, un caïd, un vrai. Le genre de gros dur qu’il
vaut mieux éviter. Mais, c’est l’un des premiers à être venu le féliciter à la
descente du ring. Alors, Tony n’a pas pu l’éviter, même s’il ne souhaite guère
côtoyer ce genre de personnage…
Enfin, ça, c’est ce qu’il pensait avant de rentrer chez
lui au petit matin et de découvrir qu’on emmène sa mère à l’hôpital… Sans doute
le micheton viré manu militari est-il revenu. Et sa mère a été salement passée
à tabac. Punie pour ce que lui a fait, ce qui lui semblait juste. Punie parce
que lui, a essayé de la protéger, ce qu’elle est devenue incapable de faire
seule.
Alors, Tony voit carrément rouge. La spirale terrible de
la vengeance qui appelle la vengeance est enclenchée. Mais, si Tony n’est
surtout pas un lâche, c’est un garçon qui n’a jamais souhaité sortir du droit
chemin. Ces convictions, il les a chevillées au corps. Pourtant, il faut que le
mec paye pour ce qu’il a fait à sa mère. Alors, que faire ?
Tony, rongé tant par la colère que la culpabilité, se
souvient alors que Miguel, après son combat, lui a dit qu’il pouvait le joindre
en cas de problème, s’il avait besoin d’un truc. N’importe quel truc.
Désemparé, voulant absolument que le lâche qui s’en est pris à sa mère soit
châtié et qu’on lui fasse passer l’envie de recommencer, Tony reprend contact
avec Miguel.
Oh, si seulement il avait su dans quel engrenage il
allait mettre le doigt !!
« Balancé dans les cordes », c’est l’épopée
dramatique d’un jeune gars bien élevé, la tête sur les épaules, loin de
l’économie parallèle des cités, loin des trafics et des zones de non-droit… La
bagarre, ce n’est que sur le ring, pour lui. Mais la famille, c’est sacrée.
Surtout cette mère, certes pas franchement digne de son rôle, mais qui est tout
ce qui lui reste.
Par-dessus tout, Tony veut s’en sortir. Il veut montrer à
sa mère qu’il peut y arriver, sans passer par la case gangs, la case
magouilles, la case violence, la case zonzon… Et puis, Tony a une autre raison
de réussir : s’il devient boxeur professionnel et que ça marche pour lui,
alors, il pourra solder ses comptes avec son oncle. Le jeune homme vit en effet
comme une humiliation la façon dont l’homme a pris sa vie et sa famille en
charge…
Mais, lorsque l’on vit dans ces cités difficiles,
promptes à s’enflammer, qui se sentent en marge, oubliées, ghettoïsées, alors
qu’elles se trouvent à quelques kilomètres à peine de Paris, capitale, ville
riche, étincelante, aux antipodes de ce qu’y vivent des jeunes en perte de
repères, il est bien compliqué de faire totalement abstraction de la violence
et de la mainmise des dealers et du milieu.
Dans « Balancé dans les cordes », on croise les
deux, les dealers et le milieu. Deux générations différentes, deux parcours
sensiblement différents, des méthodes et des règles qui ont aussi leurs
spécificités. Deux mondes entre lesquels se dressent des cloisons étanches, on
pourrait même dire des antagonismes sérieux.
Les dealers, on les voit à travers le personnage de
Moussa, jeune homme qui, partout ailleurs, aurait sans doute eu un parcours
plus tranquille, traditionnel. Bon élève, boxeur de bon niveau, éducation
remarquable… Jusqu’à ce qu’il reprenne les affaires familiales, si je puis
dire, après la mort de son frère. Fini le droit chemin, l’honneur prime sur
tout, que ça lui plaise ou pas.
Le milieu, c’est Miguel et ses sbires. Là, on n’est pas
dans la petite entreprise pour gagner sa croûte. Ce n’est pas l’artisanat des
dealers, c’est déjà de l’industrie. L’industrie du crime, sous toutes ses
formes, parce qu’il faut imposer sa poigne, se faire craindre et respecter, y
compris par la force, la force brute, sans état d’âme.
Bien sûr, on est dans la lignée des truands à la Audiard,
le code d’honneur et tout le toutim. Enfin, si on veut. Parce que tuer n’est
plus un problème, pour ces gars-là. Les aléas, on les règle de façon radicale
et sans se poser plus de questions que cela. Gare à ceux qui voudront se
dresser sur leur chemin, Miguel sera impitoyable…
Tony est un cave, à côté de ces mecs-là. En les appelant
à l’aide, il va se mettre à leur merci. Rien n’est jamais gratuit, dans ce
monde de la pègre. Même ce que l’on croyait être une faveur. Aveuglé par sa
colère, Tony a négligé cet aspect-là. Pour lui, le service que lui a proposé
Miguel n’impliquait rien en retour… Funeste erreur.
Lui qui a toujours fui ces mondes parallèles et
dangereux, lui qui a toujours pris soin de rester à l’écart des embrouilles, ce
service qu’il va demander, réalisé au-delà de ses souhaits, va le plonger dans
un univers où son assurance de boxeur ne lui sert pas à grand-chose. Jamais il
n’a peur en montant sur le ring. Mais, au contact de Miguel et de ses hommes de
main, il va la connaître, brute, terrible, paralysante…
Alors, il va devenir servile. Remettre en cause tout ce
qu’il avait construit jusque-là. Délaisser la boxe, sa seule passion, son
métier, l’entraînement, si dur, le régime, impossible à suivre dans un cadre
comme celui-là… Il n’y a guère que la drogue qu’il ne touchera pas, pendant ces
moments-là. Enfin, si, il va y toucher, contraint et forcé, mais pas la
consommer…
Mais lorsqu’il va réaliser quels dangers il encourt, dans
quel merdier il s’est fourré avec son simple coup de téléphone à Miguel, quand,
encore une fois, on va toucher à ce qu’il a de plus cher, la colère va
reprendre le dessus sur la peur et Tony va tout faire pour rompre les liens qui
le relient à Miguel, des liens, que dis-je ?, des entraves, des
chaînes !
Le dénouement de « Balancé dans les cordes »
est époustouflant. Très ramassé, car le roman fait 180 pages à peine. Ca va
vite, on ne s’appesantit guère sur les sujets qui sont abordés, tout va vite,
tranchant comme une lame… ou comme un coup de poing au foie qui étale
l’adversaire pour le compte. Il n’y a pas le temps pour les états d’âme, il
faut agir ou réagir et vite, pour ne pas être vaincu, pour ne pas se laisser
engloutir par la violence. Pour ne plus se laisser faire, ne plus être une
victime mais reprendre son destin en main.
Le talent de Jérémie Guez, outre d’avoir tissé une
histoire passionnante et un dénouement épatant, c’est aussi de savoir créer une
ambiance très particulière, pesante, oppressante. « Balancé dans les
cordes » est un roman nocturne, tout ce qui est important se déroule de nuit…
Ou alors, si c’est le jour, c’est qu’on est dans des affaires si sombres qu’on
ne le croirait pas.
La nuit, c’est le hall des immeubles, dans la cité, où ça
zone, ça fume, ça deale. La nuit, c’est le périph’ et ses lumières qui défile
comme un stroboscope, sous l’effet de la vitesse de la moto de Tony. La nuit,
ce sont les boîtes dans lesquelles on boit, on danse, on drague, mais où l’on
règle aussi certaines affaires. La nuit, ce sont les endroits glauques où l’on
achève les transactions, où l’on règle les comptes, où l’on mate les
rébellions. La nuit, c’est le cadre des émeutes, lorsque les cités
s’enflamment…
Et dire que pour Tony, la nuit était d’abord un refuge…
Mais « Balancé dans les cordes », c’est aussi
un roman sur la violence. Si la nuit, dit-on, porte conseil, la violence, elle,
aveugle, fait perdre les repères, envoie dans les cordes, pas celles du ring,
mais celles de la vie. Bien plus embêtant… La violence, pour Tony, c’était
juste celle des coups, les coups donnés, les coups reçus, quand la cloche a
sonné. Chez les amateurs, on porte un casque, lorsqu’on combat. Chez les
professionnels, on apprend vite à se protéger par soi-même, quand on a pris un
ou deux coups au visage, qui vous sonnent et vous ébranlent.
Mais, tout cela, ce n’est rien face à la violence, la
violence véritable, brute, létale. Celle dont on ne se relève jamais et qui
arrive sans que l’arbitre intervienne, compte jusqu’à 10 ou que le coin jette
l’éponge pour arrêter le massacre… Non, là, on joue avec des armes, les
blessures ne se referment pas avec un peu de vaseline et quand on est KO, c’est
pour toujours, baignant dans son sang.
La boxe a ses règles, on se doit de les respecter, comme
on respecte l’adversaire. Mais, hors du ring, les codes changent et les règles
aussi. Le respect, il est souvent brandi, mais pourquoi ? Comme l’honneur,
où est-il, celui-là, quand on flingue de sang-froid un homme désarmé ? Je
l’ai dit, Tony n’a pas peur sur un ring, il maîtrise tous les paramètres et se
confronte à des adversaires qui jouent avec les mêmes règles que lui…
Tony va la subir, la violence, l’appréhender de près, de
trop près à son goût. Il va découvrir la peur, la sentir sa caresse sur sa
peau, son goût sur sa langue. Il va se retrouver vraiment en danger, ne
maîtrisant plus rien, agissant pour le compte d’un « ami » pas si
amical que ça… Miguel a la rancune tenace et la punition expéditive. Alors, ne
pas rater son coup, sinon…
Mais, lorsque Miguel va enfreindre la pire des règles,
trahir celui qu’il considère comme un cave, un petit poisson sans ambition ni
envergure, alors, Tony va sortir de sa réserve. La colère est de retour, la
soif de vengeance aussi. Et plus question de déléguer à qui que ce soit. Le
compte à régler est personnel et le gamin du Xème, devenu le champion
d’Aubervilliers, va s’appliquer à corriger l’impudent… Pas avec les mêmes armes
que celui qui est désormais son ennemi, mais avec un avantage
fondamental : l’effet de surprise…
Comme aux échecs, un jeu de sacrifice, mûrement réfléchi.
Tony sait ce qu’il fait, Moussa, finalement le plus fiable des gars que connaît
le jeune boxeur, ne l’en dissuadera pas. Banco, fait Tony, un jeu qui en vaut
la chandelle, tout simplement parce qu’en acceptant de s’acoquiner avec Miguel,
Tony sait qu’il a ruiné sa vie. Alors, quand on n’a plus rien à perdre…
« Balancé dans les cordes », c’est un combat en
3 rounds. Et on comprend vite qu’il ne se terminera pas aux points, mais qu’il
faudra qu’au moins un des adversaires reste au tapis. Le style est sobre,
clinique, et participe par son côté bourru, sans fioriture, à l’atmosphère
sombre qui domine au long des 180 pages.
Il faut dire que c’est Tony lui-même qui raconte, à la
première personne du singulier, son histoire, qui déroule, à sa façon,
taciturne, peu expansive, réservée, les événements tels qu’il les vit, les
choix qu’il fait, les peurs qui vont l’étreindre et la colère qu’il va
expulser. Sans doute a-t-il tout pour faire un boxeur de grand talent :
capacité d’analyse des forces et des faiblesses de l’adversaire, choix de la
riposte la plus appropriée pour sonner son adversaire, mise en place de la
stratégie pour y parvenir et réalisation du plan sans accroc.
Ou presque.
Je ne connaissais pas Jérémie Guez, je pense que je vais
lui prêter une tout autre attention, désormais. « Balancé dans les
cordes » est le second roman de cet écrivain, un vrai roman noir, presque
à l’ancienne, mais avec la violence qui ronge notre société contemporaine.
C’est aussi le deuxième volet d’une trilogie qu’il consacre à Paris et à sa
banlieue. Le premier « Paris la nuit » est d’ailleurs également
disponible chez J’ai Lu. Il faudra se pencher là-dessus un de ces quatre…
Quant à ceux (ou celles) que la boxe rebute, passez
outre, vraiment. Ce n’est qu’un décor, un contexte. Bien sûr, il y a certaines
scènes qui touchent à la boxe, entraînement, combat, mais ce ne sont pas les
pires du livre, loin de là. Comme j’ai essayé de l’expliquer plus haut, il y a
un vrai contraste entre ce sport, qu’on peut juger violent, et la réalité, qui
l’est infiniment plus.
L’écriture de Jérémie Guez magnifie la boxe, quand elle
montre l’horreur de cette autre violence quotidienne, qui rend l’avenir de bien
des personnages (et, hélas, pas seulement dans des récits de ficiton)
terriblement incertain… Guez décrit la banlieue sans concession, sans tomber
dans les clichés faciles, mais pas non plus dans le politiquement correct.
Comme un Léo Malet n’hésitait pas à montrer Paris sous
son jour le plus sombre, quitte à aller dénicher ses bas-fonds, Guez offre une
vision sombre de la banlieue, sans porter de jugement, plus comme le témoignage
de ce qu’on a laissé faire dans ces cités inhumaines. Tony, qui s’est retrouvé
emprisonné à Aubervilliers, quand il est venu y vivre, a d’ailleurs une
réflexion en découvrant, à un moment du roman, une autre cité : comment
peut-on habiter là-dedans ? Et comment peut-on obliger des gens à vivre
là, également ?
Par la boxe, Tony aurait pu s’en sortir, comme d’autres
gamins de banlieue l’ont fait avant lui et le feront encore. Mais il a été
rattrapé par tout ce qu’il a toujours fui. Comme un fil invisible qui l’aurait
empêché de déployer ses ailes… Un destin foudroyé en plein essor, pour la chose
qui, sans doute, compte plus que tout le reste, d’où qu’on soit, où qu’on
vive : la famille.
Et, au final, tous les comptes seront soldés…
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