L’anticipation est un genre qui me plaît bien. On est
dans la science-fiction, mais pas trop quand même (moi, les histoires de
vaisseaux spatiaux, ce n’est pas trop ma tasse de thé…) et les repères sont un
peu plus simples à prendre pour le lecteur tristement sans imagination que je
suis. Alors, quand l’occasion se présente de se plonger dans un futur proche
qui nous parle indirectement de ce que nous vivons présentement, je le fais
volontiers, avec une grande curiosité. Quand, en plus, le livre truste tous les
prix possibles de son genre (prix Hugo, prix Nebula, prix Locus et, en France,
deux Grand Prix de l’Imaginaire, un pour le roman lui-même et l’autre pour la
remarquable traduction de Sara Doke), chose d’autant plus remarquable qu’il
s’agit d’un premier roman, il devient urgent de se faire une idée de ce
phénomène. C’est fait, avec un temps de retard, puisque je viens de lire
« la fille automate » de Paolo Bacigalupi dans sa version poche,
parue chez J’ai Lu, et pas dans son grand format sorti au Diable-Vauvert. Il va
falloir que je sois plus attentif, car cet auteur le mérite sincèrement…
Dans l’époque où nous entraîne Paolo Bacigalupi, futur
proche, mais assez éloigné de notre époque tout de même, le réchauffement
climatique a entraîné une brutale montée des eaux. Ainsi, Bangkok, ville où se
déroule « la fille automate » est entourée de digues et doit faire
fonctionner des pompes pour éviter de terribles inondations lorsqu’arrive la
mousson. Si elle arrive…
Les énergies fossiles ont quasiment disparu, en tout cas,
elles ne sont plus la principale source d’énergie dans le monde. On évoque à
peine le pétrole, sans doute épuisé ou proche de l’être. Le charbon, lui, est
au cœur de guerres terribles dans différentes régions du monde, comme au
Vietnam par exemple.
On s’éclaire et on se chauffe essentiellement grâce au
méthane produit par le compost, mais la règlementation en la matière est
extrêmement stricte. Seul le méthane vert est donc toléré, et encore, à
certaines conditions d’utilisation. Tout autre produit à base de carbone
nécessite, afin d’être utilisé, et avec parcimonie en raison de coûts
exorbitants, des autorisations spéciales.
Pas un mot du nucléaire, mais vu le peu de recours à
l’électricité (certains ordinateurs fonctionnent à pédales, par exemple,
alimentés par leurs propres utilisateurs !), si elle n’a pas provoqué de
catastrophe en plus de celles que je viens d’évoquer, elle est sans doute
passée de mode et a probablement été abandonnée.
Reste que stocker l’énergie est devenu quelque chose
d’indispensable et, dans ce domaine, la recherche et l’industrie essaye de
trouver des solutions. C’est d’ailleurs cette couverture qu’a choisie une
gigantesque entreprise transnationale américaine du secteur agroalimentaire
pour venir s’installer discrètement en Thaïlande…
En effet, si la question énergétique n’est plus la
priorité des grandes puissances économiques, la bio-ingénierie a pris le relai
et est au cœur d’une lutte féroce à travers le monde. Contrôler le vivant est
devenu un enjeu sans commune mesure avec tout ce que l’on a pu connaître
jusque-là… Et pourtant, l’Humanité n’a jamais été avare d’idées pour se lancer
dans des défis économiques et géopolitiques visant l’hégémonie…
Anderson Lake est l’envoyé spécial de cette entreprise
américaine sans scrupule à Bangkok. Pourquoi la Thaïlande ? Eh bien, parce
que ce pays résiste toujours à l’envahisseur biologique. Je m’explique :
la boîte pour laquelle travaille Lake contrôle les brevets de nombreuses
semences génétiquement modifiées qui sont devenues l’alimentation de base un
peu partout dans le monde.
Des semences certes plus résistantes aux maladies,
parasites, changements climatiques, etc. mais qui ont été créées stériles pour
que les agriculteurs doivent, en vue de chaque nouvelle récolte, se
réapprovisionner auprès du même et unique fournisseur (ou de l’un de ses 2 ou 3
concurrents aux méthodes tout aussi charmantes et loyales…).
Or, la Thaïlande a pu conserver une banque de semences
propre qui embarrasse bien les géants du secteur, qui ne peuvent se partager le
marché… En effet, la Thaïlande peut parfaitement produire ses propres
ressources agricoles, qu’elles soient ou non génétiquement modifiées, et
nourrir son peuple selon son bon vouloir.
J’ai écrit que ces semences made in Thailand étaient ou
non génétiquement modifiées, je me suis peut-être un peu avancé… Car, dans ce
monde bien abîmé, les dangers sont nombreux… Qu’on parle de rouille
vésiculaire, pour les plantes, de cibiscose, pour les hommes, ou de capricornes
ivoire pour les arbres, les parasites, virus et autres saloperies, parfois
introduites par l’homme, sont en pleine expansion…
Pas facile de vivre dans ce monde, et pourtant, il
continue à y avoir des hommes sans scrupule comme Anderson Lake pour continuer
cette folie furieuse jusqu’à son paroxysme, juste parce que tout cela rapporte,
et rapporte gros. Mais jamais assez. Alors, quand un pays résiste, on envoie
des bons petits soldats, comme Lake, dont le job est de trouver comment faire
rentrer l’insolent dans le rang et écouler un peu plus de semences maisons.
Enième preuve que la bio-ingénierie est une arme à double
tranchant, si elle a sans doute su apporter des souches résistantes aux
parasites en tous genres, elle a aussi, par des abus, des jeux dangereux, des
allumettes qui ont fini par brûler beaucoup de doigts, créé des situations
absurdes : ainsi, le chat domestique a-t-il disparu, éradiqué par la
prolifération de son homologue génétiquement modifié, appelé le cheshire, pour
sa ressemblance avec le chat d’Alice au Pays des Merveilles… Ca, pour une
merveille, c’en est une, un développement exponentiel et incontrôlable pire que
celui des lapins en Australie…
Mais, c’est ainsi, Lake doit trouver la faille, mettre la
main sur la banque de semences Thaïe et ouvrir de nouvelles perspectives
d’avenir et de profits colossaux, au mépris de tout le reste, à la société qui
le rémunère sans doute très bien pour cela. Pas le gars le plus charmant qui
soit, le Lake, mais c’est l’un des personnages principaux du livre…
Par hasard, dans un club tenu par un autre farang (le terme, sans doute pas
vraiment affectueux, par lequel les autochtones désignent les Occidentaux),
Lake rencontre Emiko. Une jeune femme ravissante, d’origine japonaise, dont les
prouesses dignes des geishas d’antan, mais en nettement plus explicite, ont
pour but d’exciter les visiteurs mâles…
Si Lake a remarqué Emiko d’emblée, la réciproque est
vraie. Aussi, entame-t-il une discussion à la fin du show d’Emiko. Ah, j’oublie
quand même une information d’importance. La fille automate du titre, c’est
Emiko. Elle a tous les aspects d’une jeune femme comme les autres, sauf qu’elle
est un automate, une fabrication 100% bio-ingénierie humaine…
N’imaginez pas, au mot automate, les machines qui firent
fureur au XVIIIème, symbole de ces Lumières en passe de révolutionner leur
époque. Ni un robot façon « I-Robot » ou « Intelligence
Artificielle ». Non, le but des créatures comme Emiko, c’est d’être le
plus proche possible d’une femme, avec tout ce qu’il faut, là où il faut pour
susciter l’émoi chez l’homme d’affaires, mieux encore, pour qu’il puisse
assouvir tous ses fantasmes…
Car, dans l’ADN d’Emiko, un poil trafiqué, oh, un rien,
pas de place pour la révolte, pas même pour le simple mot « non ».
Emiko a été créée pour être soumise, entièrement dévouée et obéissante à son
maître et à tous ceux à qui il voudra bien la passer. Emiko est un pur objet
sexuel, parce que Raleigh en a décidé ainsi, mais ses congénères sont souvent
des secrétaires particulièrement efficaces, et pas seulement dans l’intimité…
Et n’allez pas croire qu’elle ne ressent pas d’émotions, comme vous et moi,
c’est surtout qu’elle n’est pas programmée pour les exprimer…
Lors de cette première conversation, non seulement Emiko
et Lake vont ressentir une attirance mutuelle, mais ils vont chacun donner à
l’autre une information qui va changer la suite de l’histoire. Lake va dire à
Emiko qu’il existe un village dans le nord du pays où ne vivent que des
« Nouvelles Personnes », comme les automates se sont
rebaptisées ; Emiko, elle, va révéler à Lake la présence en Thaïlande d’un
homme mystérieux que l’Américain croyait mort…
Deux informations qui les bouleversent chacun pour des
raisons différentes. Emiko, enfin, entrevoit une chance de se libérer de son carcan,
de rompre ses chaînes et de vivre enfin sans chaîne au milieu d’une population
où elle ne sera ni moquée, ni maltraitée, ni recyclée (la présence d’automates
en Thaïlande est illégale, sans les pots-de-vin versés par Raleigh, Emiko
aurait sans doute depuis longtemps été détruite).
Lake, lui, comprend qui est son adversaire et voit pour
la première fois depuis son arrivée à Bangkok, la véritable nature de la
mission qu’on lui a confiée : retrouver cet homme, ce renégat, et mettre
fin à ses activités scientifiques qui empoisonnent la vie de la société pour
laquelle travaille Lake (avouez que la formule est savoureuse, vu le triste
boulot effectué par ladite société…).
Laissons Lake et Emiko un instant, pour parler d’autres
personnages-clés du roman. En commençant par le bras droit de Lake, un vieil
homme nommé Hock Seng. Il est ce qu’on appelle en Thaïlande un « yellow
card », c’est-à-dire un Chinois d’origine, qui vivait en Malaisie jusqu’à
ce que des fondamentalistes islamistes y prennent le pouvoir et en chassent
tous les infidèles. Hock Seng a dû tout quitter, sa vie prospère, son
entreprise commerciale florissante, sa famille, et fuir, sous peine d’être tué.
En Thaïlande, il devrait vivre comme un paria. Mais, le
prédécesseur de Lake lui a fait confiance
et Lake, lorsqu’il a repris les commandes de l’entreprise factice chargée de
masquer sa véritable activité, l’a conservé, car le vieil homme connaît ses
rouages mieux que personne et il peut ainsi lui déléguer une bonne partie du
fastidieux travail administratif, encore compliqué par le travail autour de
l’énergie de la société…
Mais, Hock Seng, sous un aspect soumis, voire obséquieux,
reste un ambitieux. Il n’a pas perdu espoir, malgré son âge et sa classe
sociale dépréciée, de retrouver sa splendeur et sa richesse d’antan. Et pour
cela, il est prêt à tout pour se renflouer et relancer sa propre entreprise, où
il ne serait plus à la botte d’un farang,
et encore moins d’un Lake, pour qui il n’a guère de sympathie.
Pendant ce temps, la Thaïlande connaît des heurts
politiques profonds. Car, la situation actuelle, dont tout le royaume devrait
être fier, ne fait pas plaisir à tout le monde. Et pour cause, ça ne favorise
pas les affaires… Deux ministères s’opposent ouvertement quant à la suite à
donner à la politique en matière de bio-ingénierie du pays.
D’un côté, le ministère de l’environnement, dirigé par le
général Pracha. C’est l’intransigeance, le refus de toute compromission avec
les transnationales américaines sur quoi que ce soit et la préservation de
l’identité Thaïe. Ce ministère a sous ses ordres une véritable armée chargée de
faire respecter les lois draconiennes en matière d’environnement, les chemises
blanches.
Mais, depuis un certain temps, les chemises blanches ont
sombré dans la corruption et se montrent un peu plus laxistes dans tous les
domaines, laissant une plus grande marge de manœuvre à ceux qui ourdissent la
fin de ces règles environnementales fortes. Emiko, par exemple, en est une des
preuves criantes, mais ce n’est ni la seule, ni la plus grave atteinte dont est
victime le royaume, car les entreprises américaines parviennent à faire entrer
clandestinement leurs semences et autres produits dans le pays sans trop de
mal.
Pourtant, parmi les chemises blanches, un capitaine
conserve intégrité et intransigeance. Il s’appelle Jaidee mais la population
qui l’adore, l’a surnommé « le Tigre de Bangkok ». Ses actions sont
aussi spectaculaires que radicales pour réaffirmer sans cesse la position
inébranlable du ministère pour lequel il travaille. A ses côtés, Kayna, son
adjointe aussi efficace qu’elle sourit peu, et des troupes dévouées, qui
résistent encore aux tentations de se laisser corrompre…
Mais, les actions de Jaidee et les positions du ministère
de l’environnement ne sont pas du goût du ministre du Commerce, Akkarat,
favorable au libre-échange et à des politiques plus souples, tant en matière
commerciales qu’environnementales (pour ne pas dire plus de règles du tout).
Akkarat est un politique roué et ambitieux qui entend bien gagner l’oreille et
l’esprit des plus hautes sphères politiques thaïes, comme le Somdet Chaopraya,
sorte de premier ministre ou de régent, mais aussi tirer un maximum de profit
personnel et de pouvoir de ses transactions avec les Américains…
Voilà, le décor est complètement planté, désormais. Vous
l’aurez compris, le contexte est explosif et deux événements vont mettre le feu
aux poudres. D’abord, Jaidee va être la cible d’une terrible cabale le visant
personnellement, je n’en dis pas plus. Ensuite, et là encore, je vais rester
évasif, Emiko va, contre toute attente, se rebeller, assez violemment, laissant
derrière elle un sacré bordel, je ne vois pas d’autre terme…
La Thaïlande est alors au bord du chaos, le pouvoir
vacille. Qui sera assez fort pour rétablir la situation et reprendre les rênes
d’un pouvoir affaibli ? Dans quelle situation les farangs et les yellow cards vont-ils se retrouver dans ce pays au
bord de la guerre civile ? Comment chacun des personnages évoqués va-t-il
tirer son épingle du jeu, sauver sa vie, quand c’est possible ? Et qui, au
final, ramassera la mise ?
Eh oui, pour une fois, j’ai tenu à bien tout expliquer,
en longueur. Oh, rassurez-vous, il y a encore beaucoup à découvrir dans
« la fille automate », roman d’une immense créativité et plein d’une
profonde réflexion tant humaniste qu’écologiste, qui ne peut que nous renvoyer
à notre situation actuelle… Comment ne pas songer à Monsanto, à la question des
OGM et des énergies renouvelables en lisant ce livre ? Entre autres sujets
abordés, directement ou indirectement, comme la primauté de l’économique sur le
politique et la corruption…
Sans être un brûlot, car la tonalité de ce roman est
vraiment celle d’un roman d’anticipation, qui prend des airs de thriller
lorsque la situation part en vrille, « la fille automate » est une
critique féroce des dérives qui mettent en péril tout notre équilibre
écologique, climatique, politique et géopolitique. C’est fait avec une immense
acuité, une très grande pertinence et un talent certain, surtout pour un
premier roman, je le rappelle.
Au cœur du roman, le fameux progrès. J’ai presque
l’impression de faire une dissertation pour le bac philo, tant ce genre du
sujet sort régulièrement. Mais, force est de reconnaître que la façon d’aborder
la question choisie par Bacigalupi est rudement intéressante et, sans forcément
adhérer à tout, on en sort forcément avec plein de questionnements en tête.
Le titre de mon billet évoque cela et je l’ai choisi à
dessein, avec une certaine mauvaise foi, je le concède, puisque cette phrase,
extraite du roman, est prononcée par Jaidee, le chevalier blanc du récit, et
pas seulement à cause de son uniforme. Or, il y évoque l’enseignement du
Bouddha, qui explique que rien n’est permanent, que tout change forcément et
que ce changement est donc la vérité. Avouez que, sorti du contexte, et
rapporté à notre sujet du jour, cela prend un sens tout à fait… intéressant,
non ?
J’en profite pour glisser un mot de la religion. Elle est
présente dans « la fille automate », d’une manière qui m’a fait
sourire mais qui s’inscrit dans la pertinence évoquée plus haut. Les
Occidentaux sont grahamistes, une doctrine religieuse proche du catholicisme,
puisqu’on y évoque Jésus. Mais deux autres figures apparaissent à ses
côtés : Saint François d’Assise, dont on connaît l’amour pour la Nature et
tous les êtres vivants quels qu’ils soient (il est l’auteur du « cantique
des créatures ») et Noé, sauveur de la biodiversité avant l’heure, au
moment du Déluge.
Les Thaïs, et les autres Asiatiques, pour la plupart sont
Bouddhistes, je viens d’en parler, mais là encore, les préceptes se sont
adaptés à la situation et se sont orientés vers les questions scientifiques,
autour du progrès et de l’environnement. On voit même poindre un certain
syncrétisme entre ces deux religions, qui se rejoignent à travers la figure de
Noé, quasiment identifiée au Bouddha… Etonnant et passionnant.
Quant à la question scientifique, elle imprègne tout le
roman de la première à la dernière page. Pas besoin de trop développer, si vous
avez réussi à me lire jusqu’ici, mais quelques compléments, tout de même. On
voit clairement à quel point l’alliance science / profit a conduit le monde
dans l’impasse, et pourtant, l’Homme, malgré l’intelligence dont il se vante
sans cesse, semble avoir perdu la capacité instinctive de bien des espèces
animales de ne pas commettre sempiternellement les mêmes erreurs… A désespérer
du genre humain, non ?
Toute notre vie moderne, je parle au présent, car c’est
sans doute déjà valable, mais comprenez que je suis encore dans le livre,
dépend des applications scientifiques. Processus industriels, besoins
indispensables en matière alimentaire ou d’hygiène, travail, transports,
loisirs, etc. Malgré les erreurs, les dégâts, on continue à pousser dans ce
sens, en ne tenant pas compte de l’essentiel : l’humain.
Kanya résume bien la situation inextricable dans laquelle
est le monde (et cela pourrait bien déjà s’appliquer aussi à notre époque),
lorsqu’elle se demande si on vivait mieux dans le passé, s’il y a bien eu une
époque meilleure reposant sur le pétrole et la technologie… Mais, et c’est là
que Bacigalupi, à travers son personnage, expose toute la problématique :
y a-t-il vraiment eu « une époque où chaque solution à un problème n’en
engendrait pas un autre ».
Une espèce de mouvement perpétuel du progrès qui
s’auto-alimente, générant, en même temps que des solutions, tout un tas de
nouveaux problèmes qui ne se posaient pas jusqu’alors. Aucun souci, répondent
alors les mêmes qui ont créé le sujet d’inquiétude, on va résoudre ça en moins
de deux ! Et de pondre de nouvelles solutions sans doute viables, mais
accompagnées de nouveaux problèmes… Et ainsi de suite.
Dans « la fille automate », on le comprend à
mots couverts quand on évoque les maux que j’ai cités plus haut (rouille
vésiculeuse, cibiscose, capricornes ivoire…), dont on se dit qu’ils sont les
dommages collatéraux d’autres actions qui étaient certainement des trouvailles
géniales, élaborées pour le bien du genre humain dans son ensemble (mais aussi
capable de générer de juteux profits en retour).
« La fille automate », c’est une nouvelle
variation sur l’apprenti sorcier, sauf que c’est juste la projection crédible
de notre situation présente, élément par élément, catastrophe potentielle par
catastrophe potentielle. Tout ce qui nous pend au nez y est, ou presque. En
tout cas, ce qui peut nous détruire à petit feu et à base de pandémies, de
famines et autres réjouissances du même acabit.
Lake n’est pas un scientifique, en tout cas, sa mission
n’est pas de cet ordre. En revanche, le mystérieux farang dont Emiko lui révèle l’existence est exactement cela. Une
espèce de Docteur Moreau du futur qui ne cherche pas à hybrider des hommes et
des animaux, mais manipulent les gênes de tout organisme vivant lui tombant
sous la main.
Au départ, ce n’est que de la curiosité, qualité sans
doute indispensable à tout bon scientifique, mais, lorsque l’on découvre le
personnage, assez tardivement dans le roman, on mesure à quel point cet homme a
perdu tout sens des réalités, paradoxe d’autant plus effrayant que tout ce
qu’il crée est appelé à devenir réalité… Pour le meilleur, mais le plus souvent
pour le pire.
L’homme… s’amuse. Ce n’est pas moi qui fais ce constat,
mais Kanya, lors d’une rencontre avec lui. Pourtant, c’est aussi le ressenti
que j’ai eu en lisant la scène et leur dialogue. Le cynisme qui se dégage de ce
bonhomme est étouffant. Il a le savoir, le pouvoir, le savoir-faire, il est
Dieu… Et un Dieu qui fait ce qui lui passe par la tête, sans se soucier une
seconde des conséquences de ses actes.
Une espèce de joueur d’échecs, voilà la comparaison que
fait la chemise blanche, la réaction presque puérile d’un être doté d’une
immense intelligence qui nourrit son orgueil démesuré en résolvant des
problèmes qui ne se posent pas toujours mais qu’on lui soumet. A l’origine,
dans le but de créer les marchés nécessaires à l’écoulement des semences
stériles. Puis, une fois installé en Thaïlande, juste par défi, comme la
création de ce fruit, que Lake découvre dans les premières pages du livre, le ngaw.
Allez, jouons avec le vivant, approprions-nous le,
privons les autres, eux-mêmes pourtant vivants, de leur livre choix, de leur
libre accès à ce dont ils ne peuvent se passer, nourriture, matières premières,
énergies. Pillons la biodiversité pour servir des intérêts privés et non pour
le bien commun, tombé aux oubliettes.
Le plus étonnant, dans cette fable futuriste, c’est que
le seul personnage qui essaye de se libérer de tout cela n’est pas humain.
C’est Emiko ! Contrairement à ce que tout le monde croyait, elle va puiser
en elle des instincts, là j’emploie le mot volontairement, car elle agit bien
souvent avant même de s’en rendre compte, se découvrant des aptitudes et des
pensées restées inédites jusqu’ici.
Dans sa volonté désespérée de fuir jusqu’à cet
hypothétique village occupé par « le Nouveau Peuple », elle va se
révéler et briser ses chaînes qui en faisaient une esclave. Privée, de par sa
constitution génétique, de tout ce qui fait de l’humain un être autodestructeur
par essence, ambition, orgueil, cupidité, concupiscence, trahison, elle sera la
seule à vraiment se comporter comme un humain le devrait sans doute.
La seule révolutionnaire du roman, c’est elle ! Ca
ne garantit pas le succès de l’initiative ni la création d’un avenir radieux…
j’ai trouvé à ce titre la fin de « la fille automate » assez
pessimiste, comme si chaque cycle devait se répéter inlassablement et comme si
cette Emiko, préservée des travers humains, était promise à un avenir aux
conséquences incertaines…
Je n’en dis pas plus, je n’ai eu aucune difficulté à
entrer dans l’univers futuriste de Paolo Bacigalupi, j’ai été surpris et charmé
par ses trouvailles, sa créativité, puis embarqué d’un seul coup dans son
histoire quand elle s’accélère brusquement. Ensuite, plus question de lâcher de
livre avant de voir où tout cela nous mène…
« La fille automate » est une réussite pour
cela : par son efficacité immédiate en tant que livre, mais aussi parce
qu’il perdure longtemps dans l’esprit du lecteur. Nous sommes tous concernés
par ce que raconte Bacigalupi, ce sont des choix de vie et de société. Pas un
livre contre la science et le progrès, je ne le pense pas, ils conservent leur
intérêt, à condition d’être maîtrisés et surtout raisonnés.
A condition que les recherches soient faites en fonction
des besoins et pas en fonction des profits qu’elles peuvent générer.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », il fallait bien
que je la sorte à un moment donné… Sauf que là, ce n’est pas juste la ruine de
l’âme qui menace, chacun sa conscience, après tout, mais c’est la ruine de la
planète dans sa globalité qui est à envisager dans les conditions actuelles.
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