Je ne suis pas forcément un auteur de séries, je l’ai déjà dit, les personnages récurrents, parfois, m’ennuient un peu et, si je reconnais qu’il est agréable de se retrouver dans un univers déjà connu, j’aime bien repartir de zéro avec les situations et les personnages… Mais, il m’arrive de faire quelques exceptions, comme avec cette série dont nous allons parler pour la troisième fois, une série policière historique, exotique, sensuelle, aussi, découverte l’an passé et vers laquelle je reviens avec plaisir, car je prends énormément de plaisir à ces lectures. Voici donc « la poudre noire de Maître Hou » (en poche aux éditions Philippe Picquier), troisième enquête du mandarin Tân, série signée par Tran-Nhut, et qui nous emmène dans le Vietnam du début du XVIIème siècle… Avec quelques nouveautés dans ce troisième volet, dans lequel j’ai aussi cru déceler quelques passerelles avec la situation contemporaine de ce pays asiatique, on y reviendra plus tard…
Le Mandarin Tân, jeune magistrat, issu de couches modestes de la société, homme intègre, plein d’intuition, d’un appétit féroce et d’un bon sens populaire qui le prédispose facilement aux superstitions, poursuit son ascension. Le voilà désormais en charge d’une région côtière, un peu plus importante que celle à la tête de laquelle il se trouvait jusque-là.
A ses côtés, son fidèle bras droit, le lettre Dihn, aussi différent du mandarin qu’il en est le complément idéal, presque ascète mais coquet et porté sur les beaux vêtements, et le docteur Porc, impressionnant colosse à l’haleine repoussante mais aux connaissances médicales de haute volée. Ce trio a déjà fait les preuves de son efficacité pour démêler les intrigues les plus ardues et compte bien poursuivre sa tâche dans cette nouvelle juridiction de bord de mer.
Et c’est justement un naufrage qui sera le premier événement à lancer cette nouvelle enquête. Un bateau à l’activité pas très nette, semble-t-il, en tout cas recherchant la protection de la nuit pour traverser la baie d’Ha Long… Si l’équipage, mené par un vieux loup de mer, presque aveugle, va se sortir indemne de l’accident, il n’en ira pas de même pour la cargaison, définitivement perdue…
Mais, les circonstances de la catastrophe n’ont rien de naturel : le bateau est sans doute tombé dans un piège très élaboré et les témoignages des marins survivants ont de quoi laisser perplexe… En effet, ils sont unanimes : ils ont été attaqués par des embarcations qui les ont poussés dans un traquenard fatal, embarcations dans lesquelles se tenaient… des morts vivants !
Fantaisiste explication ? Peut-être, mais la présence de deux cadavres, deux femmes, dans l’épave rend l’affaire plus dramatique et pousse le mandarin Tân à prendre les choses très au sérieux et à ouvrir une enquête officielle pour comprendre les causes du naufrage et la présence de ces deux victimes, dont l’équipage explique qu’il devait les déposer sur l’île où l’on isole les malades pour éviter les risques de contagion…
Décidément, la période est mouvementée et les dossiers, plus intrigants que le lot habituel des doléances soumises au mandarin, s’accumulent… On vient ainsi lui signaler le vol de stèles funéraires dans un cimetière… Bizarre, peu habituel dans une société où le respect des ancêtres est inscrit dans les traditions, mais surtout dans la vie quotidienne…
De quoi éveiller l’attention du mandarin qui va se pencher avec attention sur ce sujet pas ordinaire, en parallèle de son enquête sur le naufrage… Mais, ce n’est pas tout : alors que Tân et ses hommes sont sur la brèche, on découvre le corps du comte Diêm sur le balcon de sa chambre. Le vieil homme est mort, la gorge tranchée, alors que la pièce était fermée de l’intérieur…
Autant de mystères qui vont devoir être élucidés au plus vite si le mandarin veut asseoir son autorité sur une province à la tête de laquelle il a succédé à un magistrat, dont on comprend vite qu’il était plus laxiste qu’autoritaire, plus corruptible qu’intègre… Bref, tout le contraire du jeune Tân, encore plein d’idéalisme et épris de justice et de vérité…
Autour de Tân et de ses habituels acolytes, Dihn et Porc, de nouveaux personnages apparaissent au gré des investigations. Mais l’un d’eux est là d’emblée et, c’est une surprise, c’est un Européen ! Hsiu-Tung, de son nom chinois, est un jésuite originaire de Bretagne, qui a vécu quelques années en Chine, où les missionnaires européens viennent de s’installer.
A la mort de son protecteur, le jésuite a préféré quitter la Chine et, avant de prendre la mer pour rentrer dans son pays natal, il a décidé de découvrir le Vietnam… C’est ainsi qu’il a rencontré Tân et que les deux hommes se sont liés d’amitié. Pourtant, peu à peu, le portrait de ce personnage va s’assombrir, certains de ses comportements ont de quoi interroger le lecteur à son sujet…
Tân, dont le cœur d’artichaut est prompt à s’enflammer dès qu’il croise un joli minois, va aussi rencontrer, dans le cadre de ses différentes enquêtes, deux femmes, très différentes l’une de l’autre, mais qui vont éveiller en lui un certain émoi…
La première, et là encore, c’est assez particulier, s’appelle Aconit et est… geôlière ! Pas vraiment du même genre que celle de la prison de Nantes, non, elle semble manier parfaitement le fouet et fait preuve d’une forte autorité… C’est elle qui avait ordonné qu’on envoie les deux femmes décédées dans le naufrage sur l’île aux Tombeaux, parce qu’elles étaient malades, dit-elle.
La seconde s’appelle Libellule, une femme qu’on croirait de porcelaine, aussi raffinée que Madame Aconit semble brute de décoffrage. Une jeune femme assez froide, également, qui semble bien plus portée sur la méditation que sur les relations sociales. Difficile pour Tân de communiquer avec elle, alors qu’elle est un témoin important pour lui.
En effet, Libellule est la belle-sœur du comte Diêm, assassiné sur son balcon. Elle est l’épouse de Monsieur Clémence, le frère de la victime, dernier personnage que je voulais évoquer dans ce billet. Un personnage qui recèle aussi quelques surprises : bien que mariée avec la belle Libellule, Clémence est un eunuque… Voilà encore qui n’a rien d’habituel…
Mais, en dehors de la petite pointe de jalousie ressentie par Tân, décidément incorrigible quand il s’agit de tomber sous le charme de la gent féminine, Clémence intéresse le mandarin pour tout autre chose : il est le gestionnaire du port local, responsable de toutes les transactions qui s’y déroulent et il doit donc pouvoir éclairer l’enquêteur sur le bateau naufragé, sur son curieux voyage nocturne et sur ce qu’il transportait exactement…
Tân doit donc se confronter à trois enquêtes différentes et chercher à expliquer des faits et des phénomènes complexes qui se sont déroulés dans ce court intervalle de temps. Il aura donc bien besoin de l’aide de Dihn, de Porc mais aussi de toutes les forces de police locale et de son chef Ky afin de démêler l’écheveau, de découvrir qui a provoqué le naufrage, qui dérobe les stèles dans les cimetières et qui a tué le comte Diêm… Sans oublier de comprendre les mobiles de ces crimes.
Je ne vais pas en dire plus sur cette enquête, pas plus que je ne vais vous parler du titre de ce roman et de cette fameuse poudre noire élaborée par Maître Hou. De quoi s’agit-il ? Comment intervient-elle dans le cours du récit ? Tout cela, je vais vous le laisser découvrir, cela nous entraînerait de toute façon dans des explications qu’il faut mieux découvrir au fil des pages.
Mais, nous allons nous intéresser au contexte historique dans lequel s’inscrivent ces enquêtes. Car, là aussi, il y a à dire et cela influe sur les faits que nous relate Tran-Nhut. Le premier élément, je l’ai brièvement évoqué, c’est l’arrivée en Asie d’étrangers, comme les qualifient les autochtones, comprenez les Européens.
Il y a donc les missionnaires catholiques, venus surtout d’Italie et de France, la plupart jésuites, qui ont entrepris d’évangéliser l’Asie mais aussi de venir faire un travail presque sociologique : observer et décrire les sociétés de ce continent lointain que peu d’Européens ont encore visité en ce début de XVIIème. Or, ces voyageurs venus pour de plus ou moins longues périodes, vont se trouver avec sous les yeux une civilisation bien plus avancée qu’ils ne le croyaient.
Une civilisation plus ancienne que bien des sociétés européennes et, surtout, plus développées et organisées que les stéréotypes ne le laissaient penser. Un exemple ? Les questions scientifiques : imbus du savoir des penseurs occidentaux, les missionnaires vont se rendre compte que les connaissances des Chinois, mais aussi des Vietnamiens, sont bien plus grandes et variées que les leurs… Que le savoir des Asiatiques est sans doute supérieur à celui de l’Homme Blanc, pour dire les choses encore plus clairement…
Mais, l’influence occidentale en Asie n’est pas que religieuse et intellectuelle, elle est aussi commerciale. Les premiers comptoirs, en particulier Portugais, sont mis en place à cette époque dans la région. Après les Indes, Chine et Vietnam attisent les convoitises européennes. Les armateurs européens sont de plus en plus nombreux à envoyer leurs bateaux sur les côtes d’Asie afin de remplir leurs cales de produits exotiques qui raviront de riches clients au retour.
Les richesses de l’empire vietnamien attirent aussi de nombreux négociants chinois et japonais, dont les coutumes, les habitudes, les goûts sont proches… Indépendant, le Vietnam devient peu à peu la proie d’une nouvelle colonisation insidieuse, qui s’attaque aux ressources et aux richesses de l’empire. Le Docteur Porc, d’ailleurs, dans le roman, s’alarme de ne plus trouver bien des produits dont il a besoin dans sa pratique quotidienne des médecines traditionnelles, parce que ces produits sont achetés en énormes quantités par ses homologues chinois…
C’est dans tous ces éléments contextuels que j’ai cru déceler un parallèle intéressant avec la situation actuelle du Vietnam : le pays, qui a connu les événements douloureux qu’on connaît au XXème siècle (il y a d’ailleurs une amusante allusion au conflit avec les Américains dans le cours du récit…), connaît depuis quelques années maintenant une croissance économique importante.
Et, d’ailleurs, certains éléments du roman, non, n’insistez pas, je ne vous dirai pas lesquels, relient clairement les événements majeurs de l’histoire du pays passé, présent (c’est-à-dire le XVIIème siècle, en l’occurrence) et future, comme je viens de l’évoquer. Comme si les jalons d’une destinée nationale étaient posés et devenaient exemplaires de la voie à suivre lorsque le pays se sent menacé.
Mais, celle-ci entraîne l’arrivée en masse d’entreprises étrangères, une fuite des cerveaux et un commerce endiablés des matières premières produites dans le pays qui pourraient à terme, ne plus du tout profiter aux Vietnamiens eux-mêmes et fragiliser de nouveau la situation d’une nation en plein renouveau.
Dernier élément important : les questions philosophiques. Comme souvent avec ces romans mettant en scène des mandarins (je pense au juge Ti, remis au goût du jour par Frédéric Lenormand, par exemple), les époques évoquées sont marquées par des affrontements ou des mutations des systèmes de pensées.
Ici, c’est plus un affrontement. Le Vietnam, dont Tân, comme les autres mandarins, est un rouage important, est une société confucéenne. C’est même une philosophie d’Etat, si je puis dire, en tout cas, la tête de l’empire s’en revendique et l’impose à ses sujets. On ne parle pas du bouddhisme dans ce roman, en revanche, on y évoque beaucoup le taoïsme, pourtant méprisé par les autorités.
Mais, on ressent, dans ces résurgences, qu’une vraie lutte de pouvoir et d’influences pourrait émerger de cette opposition encore discrète. On découvre surtout que le monopole confucéen pourrait être remis en cause par l’apparition d’autres systèmes de pensées, encore clandestines, voire condamnées…
En fait, là encore, un parallèle contemporain m’est venu à l’esprit : l’opposition entre capitalisme et marxisme dans le Vietnam du XXème siècle. On ne parle pas simplement d’une imprégnation intellectuelle ou spirituelle, mais vraiment d’un rôle dans toutes les activités humaines, et, au premier chef, la politique, évidemment.
Oh, je ne vais pas entrer dans le détail de ces enjeux, présents au cœur de l’intrigue de cette troisième enquête du mandarin Tân, mais c’est assez passionnant de les voir apparaître petit à petit, jusqu’à mesurer leur importance et ce qu’elles produisent. Science, spiritualité, politique, tout cela s’imbrique dans une quête particulière, dans laquelle Hsiu-Tung viendra aussi poser son regard d’Européen et mettre son grain de sel.
J’ai évoqué la sensualité aussi, du roman de Tran-Nhut, comme dans les deux premiers volets, elle est très présente. Moins gastronomique cette fois-ci (à mon grand désarroi, on y mange assez peu…), mais elle s’incarne dans les deux personnages féminins principaux, Mesdames Aconit et Libellule, chacune à leur façon.
Mais cette sensualité est aussi la résultante de cette culture si raffinée. Tran-Nhut, par ses descriptions, en particulier celles des vêtements, des bijoux, des coiffures, entre autres, contribue largement à ce ressenti Tout y est stimulation pour les sens et dépayse grandement le lecteur, souvent avec humour, ingrédient indispensable de la série, comme lorsqu’on suit le Docteur Porc faire son marché… un peu particulier.
Ah oui, j’allais oublier ! Encore une fois, l’intrigue intègre une nouvelle fois une dimension fantastique, comme lors des deux premiers volets. Les fameux morts-vivants, qu’on découvre en plusieurs circonstances. On le sait, depuis qu’on a découvert le mandarin Tân, le jeune magistrat, issu d’un milieu paysan, est plus sensible aux superstitions et croyances populaires que son ami Dinh, plus versé dans le savoir livresque…
Pourtant, Tran-Nhut nous surprend encore, en confrontant cette fois le lettré Dinh, le docteur Porc et les deux porteurs du palanquin mandarinal aux phénomènes apparemment extraordinaires, mais pas Tân. Or, Dinh, dont le courage n’est pas forcément la qualité première, lui qui préfère les bureaux au terrain, et ses camarades embarqués dans une nuit abominable, vont nous offrir une scène hilarante qui devrait dissuader pendant un certain temps l’intellectuel de se moquer de son superstitieux supérieur…
Dans un magnifique délire sur fond de film gore, Tran-Nhut nous offre un vrai moment d’anthologie où les quatre personnages impliqués vont faire preuve d’une pugnacité pleine de bonne volonté, mais prompte à laisser la place à la panique… C’est Porc qui s’en tirera le mieux, avec une technique toute particulière, sans rapport, je pense, avec les figures traditionnelles du taï-chi, mais, au final, le docteur, Dinh et les porteurs seront terrassés par une mystérieuse apparition aux pouvoirs… redoutables !
Là encore, il faudra à Tân tout son sens de l’observation et une intuition particulièrement aiguisée pour dissiper ce mystère auquel il ne semble pas croire une seconde, une fois n’est pas coutume. Avec, en tout cas, tel que je l’ai vu, un clin d’œil plein d’espièglerie à une des plus célèbres enquêtes de Sherlock Holmes, dont le duo avec Watson me semble être un modèle pour le duo Tân / Dinh. Je parle en terme de complémentarité et de différences, moins dans le traitement, car l’ironie de Tran-Nhut la pousse parfois à mettre ses personnages dans des situations proches du ridicule.
J’ai donc retrouvé avec plaisir tous les ingrédients que j’avais aimé dans « le temple de la Grue Ecarlate » et « l’ombre du Prince », les deux premières enquêtes du mandarin Tân, même si, je le redis, je suis resté sur ma faim en ce qui concerne la nourriture (ah, ah, ah…), très peu présente, sauf si vous aimez la soupe d’abats, évidemment…
Je dois dire que j’ai même trouvé l’intrigue elle-même plus complexe, de mieux en mieux construite. Les différentes enquêtes qui s’entrecroisent trouvent leurs réponses au final, et Tran-Nhut n’épargne pas ses personnages, proposant au lecteur une scène de dénouement difficile, loin d’être un happy end, avant d’en remettre une deuxième couche, si je puis dire, et qui vient conclure le roman sur une touche totalement inattendue.
Mon attachement a encore grandi pour ce personnage touchant qu’est le mandarin Tân, à la fois fort et sûr de lui, quand il s’agit d’assumer sa fonction, d’exercer le pouvoir qui lui a été confié, mais aussi fragile, presque timide, dans sa vie d’homme. C’est un personnage que je trouve pleine de richesse, qui sait aussi se montrer d’une grande sévérité quand il pose un jugement, mais toujours avec discernement et intégrité.
A ses côtés, Dinh gagne en épaisseur. Je ne parle pas de son physique, qui reste malingre, surtout à côté de Tân et encore plus de l’énorme docteur Porc, mais bien de sa personnalité, de son rôle et de la confiance que lui manifeste le mandarin. Dinh n’est plus seulement un rat de bibliothèque, quelqu’un qui va savoir éclairer la lanterne de Tân par son savoir tout théorique, mais il met désormais vraiment la main à la pâte.
Ca ne lui plaît pas forcément, reconnaissons-le, monter à cheval, se battre, ce n’est et cela ne sera jamais sa tasse de thé parfumé, mais il est de plus en plus sur le terrain et plus seulement pour accompagner Tân. On le voit agir en solo, certes, dans une situation tout à son avantage, où ses connaissances en matière de textiles, s’avérera fort utile, mais lui aussi se développe…
Non, je ne suis pas un amateur forcené des séries, j’ai une vraie préférence pour les one-shots, comme on dit. Pourtant, j’ai très envie de poursuivre la lecture des enquêtes du mandarin Tân pour retrouver ces personnages, mais aussi ce contexte si prenant et exotique, au meilleur sens du terme, du Vietnam du XVIIème siècle, l’humour et le style fleuri de Tran-Nhut, plein d’espièglerie, je crois que c’est le meilleur mot possible, comme cette scène dans laquelle le docteur Porc procède à une désopilante auscultation, toute en doubles sens…
Je ne vais pas enchaîner les enquêtes suivantes, ça non plus, je n’aime pas, mais, disons, dans quelques mois, sans aucun doute, je lirai, et je l’espère avec le même plaisir, « l’Aile d’airain », prochaine enquête du mandarin Tân. Je choisirai le bon moment pour ça, lorsque je serai dans les meilleures conditions pour apprécier cette lecture comme une délectable friandise.
This is cool!
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