Un rigolo, Cioran, non ? Hum, mais là n'est pas le sujet du jour, non, le sujet du jour, c'est un roman de la rentrée littéraire signée par une auteure que j'ai croisée lors d'un déjeuner littéraire au printemps et, j'ai honte de l'avouer, j'avais alors acheté un des romans de sa voisine, mais pas le sien... Shame on me ! Faute avouée, à moitié pardonnée (enfin, j'espère), erreur (partiellement) réparée, j'ai enfin découvert Emilie de Turckheim, la romancière, grâce à son nouveau roman, tout nouveau, tout chaud, intitulée "une sainte" et publié aux éditions Héloïse d'Ormesson. Un roman, ai-je dit, d'ailleurs, c'est écrit sur la couverture... Oui, sans doute... Moi, j'y vois plus un conte, j'essaierai de vous expliquer cela dans les lignes qui arrivent, mais ce ne sera pas simple... Car le style Turckheim, c'est juste indescriptible... Ca se lit, ça se vit, ça ne se raconte pas, mais je vous promets une étonnante expérience de lecture avec ce livre qui ne ressemble à rien d'autre, servi par un humour noir et pince-sans-rire qui m'a, personnellement, ravi, et un côté totalement absurde assez plaisant.
L'héroïne, c'est ainsi qu'on l'appellera puisqu'on ne connaît pas son prénom, a eu, dès le plus jeune âge, une révélation, un vocation, non, mieux encore, une ambition dans la vie : devenir une sainte... Bon, forcément, question cursus universitaire, c'est un peu compliqué, elle fera donc des études de secrétariat, mais sans jamais perdre de vue ce projet auquel elle entend bien se consacrer à temps plein.
Mais l'héroïne n'est pas du genre à se cloîtrer et à atteindre la sainteté dans la foi et la contemplation. Oh, la foi, sans doute l'a-t-elle, en tout cas, elle a été élevée dans une institution catholique bien stricte. Cependant, l'héroïne a décidé de devenir sainte en se dévouant corps et âme à son prochain, en essayant, par tous les moyens à sa disposition, d'améliorer leur quotidien, d'apaiser peines et douleurs...
Une sainte, on vous dit ! Enfin, à sa manière, hein, parce que s'il flotte autour d'elle une aura de candeur et de bienveillance, en regardant d'un peu plus près, notre sainte a parfois des agissements... pas très catholique : mensonges, vols dans la cagnotte maternelle et divers autres arrangements avec la morale... Mais, il faut aussi reconnaître qu'elle sait se montrer attentive aux autres et apporter une écoute ou prodiguer des gentillesses à ceux dont elles s'occupent...
Qui sont-ils, ces autres. A peu près tout le monde, l'héroïne est une femme de si bonne volonté qu'elle peut décider d'aider une personne croisée dans la rue ou aperçue de loin comme ça, pour le plaisir d'aider. Et tant pis si ça ne marche pas toujours... Et puis, il y a celles et ceux qu'elle fréquente régulièrement : sa maman, d'abord. Elle non plus, on ne sait pas son nom. On sait qu'elle vit dans une maison de repos qui ressemble fort à un hôpital psychiatrique. Sa fille est la visiteuse la plus régulière de l'établissement, et à chaque fois, elle réconforte de son mieux sa maman, fatiguée, terminant toujours par une histoire. Sa maman adore les histoires...
Il y a Marie. L'héroïne et elle sont amies d'enfance mais sont aussi différentes qu'on peut l'imaginer. La douce et rêveuse héroïne face à la délurée Marie qui veut devenir comédienne et sera chassée de l'institution catholique stricte pour avoir commis le péché de chair, oui, Madame ! Finalement, en attendant de devenir une comédienne connue et reconnue, Marie est secrétaire dans une marbrerie funéraire... Pas très gai, mais il faut bien manger, et tout le monde ne peut pas piquer l'argent de sa mère malade, comme l'héroïne, n'est-ce pas ?
Marie va réaliser son rêve, décrochant un rôle dans un film d'amour dans lequel l'histoire n'a pas beaucoup d'importance mais où tout le monde passe beaucoup de temps tout nu, on dirait. Une opportunité qui va bouleverser la vie de Marie, qui va tomber enceinte sans comprendre vraiment comment, sorte de conception pas vraiment immaculée, puis épouser l'acteur qui jouait tout nu avec elle dans le film. Ensemble, ils vont avoir des jumelles au destin... tragique.
Et puis, il y a Dimitri. L'héroïne va rencontrer cet homme par le hasard merveilleux de l'administration pénitencière. Cherchant la meilleure manière d'aider son prochain pour se rapprocher chaque jour de son objectif initial, la sainteté, l'héroïne a fait les démarches pour devenir visiteur de prison (eh oui, pas de féminin prévu dans les textes pour cette activité...). C'est donc au parloir que l'héroïne et Dimitri vont faire connaissance et, sans encore le savoir, lier leur destin inextricablement.
D'abord, parce qu'elle va l'héberger à sa sortie de prison. Mais, même la patience d'une sainte a des limites et lorsque Dimitri va dépasser les bornes, elle va le flanquer à la porte avec armes, bagages et amis envahissants. Pourtant, Dimitri est devenu un peu le symbole de la réussite de sa sainte action. Alors, il y aura des retrouvailles qui vont déboucher sur des choses bien moins honorables pour l'héroïne, surtout quand on envisage la canonisation, peut-être même de son vivant. Pas joli-joli, ce qu'elle va lui faire subir, à Dimitri ! Alors, il faudra trouver comment se faire pardonner et ce sera... spectaculaire et beau.
Il y a le vieux, aussi. Il vit dans l'appartement voisin de celui de la sainte, il n'a plus d'âge tellement il est vieux, et pourtant, ils s'entendent bien, tous les deux. Elle va souvent dîner chez le vieil homme et s'occupe de son chat avec affection... Enfin, les premiers temps, en tout cas... Parce que je ne sais pas si c'est le fait d'être sainte, mais elle se montre plus douée avec les humains qu'avec les animaux, au final... Toutefois, le vieux va profiter grandement de la gentillesse de la sainte et son apport sera décisif pour qu'avant de mourir, il connaisse un vrai bonheur, une vraie fierté...
On trouve aussi dans le roman d'Emilie de Turckheim l'acteur épousé par Marie, son patron, le marbrier bienveillant, la maman de la comédienne, des joueuses de curling (vous en connaissez beaucoup, vous, des romans qui mettent es scène des joueuses de curling ? C'est pas un argument béton pour vous donner envie de lire "une sainte", ça ?), une femme trouble, un don juan d'HP, des caristes, un prêtre devenu douanier, un chinois amateur de viande, des pythons, des policiers... Un vrai inventaire à la Prévert !
Je suis un peu obligé de recourir à ces facilités, tout simplement parce que le roman d'Emilie de Turckheim est absolument impossible à raconter... Là, vous avez les éléments les plus évidents, le reste baigne dans une espèce d'onirisme et d'absurde qui fait que je ne peux guère vous dire où tout cela va mener les personnages et le lecteur avec... Attention, ne croyez pas qu'en disant cela, je porte une critique négative au livre, non, au contraire, j'ai été emporté par cette histoire sans queue, ni tête, mais avec des ailes, qui ressemble en plus long aux histoires que l'héroïne raconte à sa maman dans la maison de repos...
Il faut dire que le style de l'auteure y est pour beaucoup. Une espèce de litanie, comme un enfant qui raconterait une histoire, des phrases très courtes ou, au contraire, très longues, d'un seul coup, sans prévenir, comme une digue qui lâche et est emportée par une crue verbale. Le recours à des énumérations, dont les éléments sont parfois séparés par des virgules, parfois par des points, parfois des phrases classiques, parfois des phrases verbales..., tout cela donne un rythme particulier au récit.
Mais c'est surtout un roman incroyablement visuel. En décortiquant ainsi tout par ce style souvent lapidaire, on a l'impression de suivre pas à pas les personnages, en particulier l'héroïne et d'être partie prenante de son train-train quotidien. L'exemple le plus fort, c'est la visite en prison. Emilie de Turckheim a puisé dans sa propre expérience de visiteuse (allez, je me permets le mot ! Hardi !) pour décrire avec une remarquable minutie le parcours que fait l'héroïne entre l'entrée de la prison et le parloir...
Pourtant, je l'ai dit, on n'est pas vraiment dans un roman réaliste. Non, la sensation d'être en train de lire un conte, plein de merveilleux et de rêverie, mais aussi de drames et de rebondissements parfois tragiques, s'est vite imposée à moi, bien avant que le récit lui-même ne commence à partir dans les hauteurs, pour aller se percher haut, très haut ! Vous avez envie de connaître le destin des personnages dont je vous ai parlé ? Eh bien, attendez-vous à être surpris car il ne leur arrive rien de banal, bien au contraire !
Et puis, je ne voudrais pas parler de ce roman sans évoquer l'humour qui se diffuse tout au long du roman. On n'a pas des gags qui s'enchaînent à un rythme soutenu, on n'est pas dans une comédie romantique ou dans une farce, non, cet humour est là, toujours présent, distancié, sous la forme d'une ironie douce et mordante à la fois, qui montre bien qu'il n'y a rien de sérieux dans tout cela... A moins que ce ne soit la vie elle-même qui ne doive pas être prise au sérieux...
Mais, de quoi alors veut nous parler Emilie de Turckheim dans ce roman-conte ? Hum, je vous le dis d'avance, c'est à mon tour d'aller me percher haut, très haut, maintenant... Pour moi, le thème central de "une sainte", c'est... (suspense et roulements de tambour...) ... La Liberté ! Non, non, merci, merci, n'applaudissez pas autant, je vous en prie, merci, merci, savoir ménager mes effets, ça fait partie de mon métier...
Bref, revenons à notre liberté, enfin, plutôt à celle de l'héroïne. Car, si c'était ça, sa véritable sainteté ? Etre libre quand tous les autres autour d'elle sont entravés ? Sa mère est recluse dans une chambre qu'elle ne quitte jamais, même pour les repas qu'elle refuse de prendre au réfectoire, recluse aussi dans sa douleur, qui l'a menée là et, lorsque, enfin, elle acceptera de sortir, elle ressentira un tel "mal du pays" qu'elle finira par vite regagner sa chambre avec sa fenêtre, si importante, la fenêtre...
Marie est prisonnière de son rêve, celui de devenir comédienne. En cherchant à l'atteindre, elle va s'enfermer dans une vie qui ne lui plaît pas, celle de comédienne de films pour adultes, puis dans une vie de mère qui ne la ravit pas plus que ça non plus... Même avec ses jumelles, rien ne va se passer pour le mieux, un drame va les frapper, bouleversant un peu plus la vie pas du tout rêvée de Marie...
Dimitri est en prison. Pas besoin de vous faire un dessin, si ? Lui, il n'est effectivement pas libre du tout, quand on le rencontre. Et cette vie de prisonnier, il va la traîner comme un boulet (oui, je sais, c'est pas très fin, mais bon...) jusqu'au bout du roman, quelques fois libéré mais jamais libre véritablement... Même une fois sa peine purgée, Dimitri reste, au moins aux yeux de la société, un gibier de potence...
Le vieux, enfin, ne quitte jamais son appartement, ou si peu. A son âge, difficile de se déplacer longtemps et trop loin de son port d'attache... Mais sa vraie chaîne, c'est une grande dépendance affective qui le freine en tout. Il y a eu sa mère, puis cette nounou dont il se souvient avec nostalgie mais dont il a oublié le nom et enfin sa soeur, qui semble tout régenter dans sa vie à distance, avec qui il se dispute à chacune de ses visites, mais qu'il ne peut vraiment envoyer paître pour voler de ses propres ailes...
Et l'héroïne, dans tout cela ? Si elle a pu faire dans cette histoire la preuve de sa sainteté, de son aptitude à aider les autres et à rendre leur vie si ce n'est meilleure au moins plus supportable, c'est avec ceux-là. Elle va les libérer de leurs carcans. Oh, pas de façon complètement évidente, non, mais elle va, par sa présence, par ses décisions, ses gestes, lever un certain nombre d'inhibitions, provoquer des rencontres ou des situations favorables... Allez, je le dis, oui, la future sainte a rendu la vie de ces personnes meilleure, malgré des imperfections, des ratages et quelques actes pas toujours très sympathiques...
Même les lieux évoquent l'enfermement. L'hôpital, l'appartement du vieux, la prison, on a aussi un zoo, avec des singes qui eux aussi, supportent mal la captivité, on a un panier ou même, en jouant sur les métaphores, une fuite qui, elle aussi, prive de liberté... Mais, de tout cela, l'héroïne n'a cure, car elle n'est pas sensible à tout ceci, aux conventions et règles sociales, aux lois humaines et à leurs contraintes. Et quand on veut l'enfermer, elle s'envole... Et alors ? Elle est sainte, oui ou...
Je vois qu'une nouvelle fois les lignes s'accumulent, que le texte s'allonge et il reste tant à dire ! "Une sainte" est aussi un roman sur le pouvoir de l'imagination. Je n'invente rien, le mot est en toutes lettres dans le livre et à un endroit au combien stratégique. On est clairement dans une rupture entre la réalité et la fiction, comme une façon pour l'auteure (une sainte, elle aussi ?) de rompre les amarres sociales et de libérer par la même le lecteur en l'emmenant dans un univers sans règle, sans loi, sans entrave...
Et je n'invente rien ! Dans la dernière partie du livre, alors qu'on assiste à une représentation théâtrale, un aparté... Et, dans ces quelques lignes, cette comparaison entre le réel, ou "temps de la soumission", et la fiction, ou "temps du bonheur ou de l'affranchissement". Camarades, camarades, la réalité vous ment, la réalité vous spolie, plongez dans la fiction pour vous en libérer !
Un message qui vaut aussi pour la, ou plutôt les religions. Si sainte nous avons devant nos yeux ébahis, c'est bel et bien une sainte laïque, en rupture avec la religion des hommes d'entrée ou presque de livre. Sa spiritualité est tout autre, peut-être même n'en a-t-elle pas, d'ailleurs. Mais, en multipliant dans son conte des références religieuses (Marie est mariée à José, tombe enceinte sans s'en rendre compte, vit entourée de serpents, etc.), elle l'intègre dans son irrationalité, lui ôtant toute puissance humaine du même coup.
De la même manière, les histoires que l'héroïne raconte a sa mère rappellent toutes irrésistiblement les paraboles qu'on trouve dans le Nouveau Testament. Comme si la sainte, dans son action pastorale, prenait des airs christiques, racontant sa vie, ses humeurs, ses soucis ou ses inquiétudes sous formes de ces récits symboliques... Amusant de les lire et d'y reconnaître ce qu'on vient de lire quelques pages plus. Comme sa créatrice, l'héroïne a de beau talent de conteuse...
Voilà, je pourrais aussi évoquer la vie shakespearienne de la mère de l'héroïne, qui fréquentent des patients nommés Roméo, Juliette ou Ophélie, de la présence aussi de la poésie et des vers, comme autre expression encore de la non-réalité par laquelle le lecteur s'évade, oui, je pourrais encore vous parler un moment de ce roman qui m'a beaucoup divertit, mais qui, je le conçois volontiers, risque d'en déboussoler plus d'un. Un conseil : persévérez, vraiment !
Et, parfois, le hasard sert les vilains garnements dans mon genre... Car j'ai évoqué l'absurde présent dans ce roman, et voilà que je trouve pour l'utiliser comme titre, une phrase de Cioran... De la veine pour les canailles, je vous assure, même si ce n'est pas à Cioran que j'ai pensé en lisant "une sainte", mais à Eugène Ionesco, car notre héroïne, je trouve, aurait été parfaite dans une pièce de cet auteur...
Moi qui était bourrelé de remords depuis ma rencontre avec Emilie de Turckheim en mai, tellement désolé de m'être retrouvé dans cette désagréable situation d'interrompre la conversation entre deux romancières pour faire dédicacer à l'une son livre que je venais d'acheter et pas à l'autre, j'espère avec ce billet me réhabiliter un peu, en cas de nouvelle rencontre avec Emilie de Turckheim, à qui je serai, cette fois, ravi de faire signer mon exemplaire d' "une sainte"...
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