Ce matin-là, Massimo Pietrangeli n'a pas suivi son programme habituel, pourtant établi à la minute près ou presque. A son âge, les habitudes sont tenaces. Mais pas ce matin-là. Le président de la République italienne, Luigi Einaudi, est le premier à pâtir de cette absence : son café matinal est imbuvable... Aussi incompréhensible qu'intolérable !
A quelques kilomètres de là, à Castel Gandolfo, les occupants de la Villa Girasole, eux, s'inquiètent. Oreste, le fils de Massimo, et son épouse, Erminia, se demandent où est passé celui qu'ils appellent Papa. Lui dont la journée est réglée comme du papier à musique n'est pas rentré de sa traditionnelle promenade matinale. Voilà qui ne lui ressemble pas, mais alors, pas du tout...
Si Massimo Pietrangeli a manqué à son rendez-vous présidentiel puis n'a pas regagné son domicile à l'heure prévue, c'est parce qu'il a eu un malaise, en pleine rue. Oh, pas un étourdissement dû à la chaleur déjà forte de ce début de mois de juillet 1954, mais à cause de son coeur qui a dit : "basta" ! C'est inanimé et escorté par des brancardiers que Massimo Pietrangeli rentre chez lui... On l'allonge sur son lit en attendant un avis médical...
Lorsque le médecin arrive, il ne se montre guère optimiste dans son diagnostic : Massimo a fait un infarctus massif, il paraît peu probable qu'il s'en remette... D'autant que, à la surprise générale, le docteur, Oreste et Erminia ont découvert quelque chose qu'ils ne soupçonnaient pas : en dévoilant le corps de Massimo, ils ont vu un grand nombre de cicatrices, toutes plus impressionnantes les unes que les autres, comme s'il les avait soignées lui-même...
C'est dire qu'entre son coeur malade et un corps en piteux état, les chances de survie de Massimo sont minces... Pour le médecin, il est urgent de faire hospitaliser le vieil homme, mais celui-ci est dans l'incapacité de donner son consentement et Oreste, pourtant son fils aîné, refuse de prendre seul la décision. Il l'affirme, cette décision, si grave, si importe, doit émaner du conseil de famille...
Voici donc le message lancé à travers l'Italie pour réunir toute la famille Pietrangeli au chevet de son patriarche. Mais qui est donc cet homme, dont l'absence fait trembler la présidence du pays et nécessite qu'on rassemble une famille éparpillée ? Eh bien, Massimo Pietrangeli est le plus grand maître torréfacteur d'Italie. Il est à la tête d'une prospère entreprise familiale qui, malgré sa taille modeste, tient la dragée haute au géant Lavazza. Son créneau, autant que son credo : la qualité !
Massimo Pietrangeli est au café ce que serait un maître sommelier au vin. Il connaît tout les crus, leurs spécificités, tant en termes de culture que de saveurs, il les marie pour obtenir les meilleurs mélanges et surtout, ceux qui correspondent le mieux aux goûts de ses clients fidèles. Il sait le dosage idéal, au grain près, pour tirer la meilleure tasse et possède le coup de main parfait adapté à chaque percolateur, une sommité dans son domaine. En un mot : le meilleur !
Et c'est cette personnalité reconnue dans toute la péninsule et même au-delà des frontières italiennes qui gît, mourant, sur son lit, le coeur détruit... Oreste a prévenu ses frères et soeur, mais aussi sa tante et le négociant qui travaille le plus souvent pour Massimo afin de réunir tout le monde au plus vite afin de prendre les décisions qui s'imposent concernant le paterfamilias.
Ils sont huit, autour du lit du chef de famille. Ses quatre enfants, d'abord, Oreste, l'aîné, qui n'a jamais quitté le nid, ne fait pas grand chose de sa vie à part faire des patiences, mais a un talent certain pour la mécanique ; Chiara est romancière, vit seule à Naples et nourrit une passion pour les voitures rapides, elle qui n'a même pas le permis (un petit côté Sagan, chez Chiara, non ?) ; Graziella, mariée et mère de 6 enfants alors qu'elle n'a que 30 ans à peine et qui vit à Milan avec son époux, Massimo ; enfin, Drago est moine et vit cloîtré dans un couvent près de Parme...
A leurs côtés, Emirnia, la femme d'Oreste, une sainte femme, si vous voulez mon avis, tellement dévouée ; Lucrezia, la dernière soeur de Massimo encore en vie, a fait le court déplacement depuis Rome ; Jacopo, le négociant le plus proche de Massimo dans ses affaires ; et donc Massimo, l'époux de Graziella, un imprimeur aisé et grande gueule, qui affiche sa réussite sociale au volant d'une Cadillac Eldorado flambant neuve, dont les chromes étincellent au soleil estival...
Plus qu'un conseil de famille, ce premier rassemblement des Pietrangeli depuis un bon moment ressemble terriblement à une veillée funèbre... Que faire de l'entreprise familiale, certes très rentable, mais qu'aucun d'entre eux ne semble vouloir, ni surtout pouvoir diriger à la place de Massimo ? Que faire, si l'homme meurt, là, devant eux ?
L'inquiétude est grande et Massimo ne reprend pas connaissance... Mais, au bout de 3 jours, tel le Christ, le voilà qui se réveille. Serait-ce l'odeur du café préparé par Erminia qui l'aurait tiré de son coma ? Nul ne peut le dire. Certes, il serait exagéré de dire que Massimo est frais et dispos. Lui-même est persuadé qu'il n'en a plus pour longtemps... Mais, voir ainsi sa famille autour de lui, partageant le café le requinque aussitôt...
Il va même de nouveau endosser ses habits de grand prêtre du café et présider un incroyable rituel, une eucharistie caféinée à laquelle tous participent pieusement, conscients qu'il s'agit sans doute de la dernière cérémonie de ce genre avant la disparition de Massimo... Sauf que le Maître de café a beau être moribond, il semble tenir le choc...
Une illusion, l'énergie du désespoir, peut-être, mais Massimo va émettre une dernière volonté : partir avec toute sa famille vers un lieu connu de lui seul, loin, très loin de Castel Gandolfo. Son paradis, son eldorado, un lieu où il s'est rendu en secret toute sa vie et qu'il tient à partager avec ses proches à l'occasion très spéciale de sa mort prochaine...
Et voilà comment va s'organiser un incroyable cortège funèbre, avec, en son centre, un mort encore bien vivant, et bien exigeant, qui plus est. Croyez-moi, j'ai choisi cette image à dessein, vous découvrirez en lisant le roman à quel point on est au-delà de la métaphore ! Sous les ordres du Maître de café, les 8 autres adultes vont laisser leurs vies derrière eux et partir vers l'inconnu, simplement pour accomplir la dernière volonté de cet homme qui les tyrannisa toute sa vie...
Car, si Massimo fut un grand torréfacteur, il s'est tellement consacré à son travail qu'il a oublié, délaissé sa famille. Ses enfants lui en veulent, d'ailleurs, voilà aussi pourquoi, à part Oreste, ils se sont tous éparpillés et, malgré leur éducation en la matière, très stricte, ont coupé les liens qui les reliaient à la torréfaction en particulier et au café en général... Ils ont même répondu un peu en traînant les pieds à l'appel d'Oreste. Et il a fallu beaucoup de persuasion et un peu de roublardise à Massimo pour les convaincre de l'accompagner Dieu sait où.
Et si, malgré tout, ce voyage n'était pas aussi une occasion parfaite de resserrer ces liens ?
Et surtout, le café est-il le seul réel motif de cette odyssée ?
En jouant à merveille sur le côté tragi-comique de cette famille nombreuse pas tout à fait ordinaire, en alertant les passages plein d'emphase, d'autres pleins d'émotions et en y insérant aussi bien des situations très drôles que des moments de tension, Olivier Bleys nous donne l'impression que nous assistons à toutes ces scènes...
J'évoquais en introduction cette impression de regarder un film de l'âge d'or du cinéma italien, sans doute influencé par l'époque à laquelle se déroule le roman, je n'en démords pas, c'est tout à fait cela, tant dans le fond que la forme... Marcello Mastroianni n'aurait pas déparé, je pense, dans le rôle de Massimo et il aurait parfaitement servi ce personnage par sa subtile ironie...
Mais, pas besoin de parler des heures, vous aurez aussi compris que l'un des principaux personnages du livre d'Olivier Bleys, c'est le café. C'est un vrai mode d'emploi du bien consommer et même du savoir déguster le café, ce livre. Ainsi, avis aux gros buveurs qui carburent au litre par jour, vous n'avez rien compris !! Pour bien apprécier son café, il faut en boire avec modération, à un moment précis, comme un moment spécial, sacré. Olivier Bleys, par ailleurs, n'oublie pas de mêler habilement à son récit une masse d'informations passionnantes sur sa préparation, sa culture, sa géographie, son apport culturel et tout ce qu'il a inspiré...
Tiens, juste un exemple, de mémoire, j'espère que je ne dis pas de bêtise, je n'ai pas noté le passage exact : pour une tasse parfaite, il faut 57 grains de café, pas un de moins, pas un de plus... Ah, ça vous en colmate une fissure ! Je m'imagine bien dans un bistrot, demandant au garçon m'apportant mon petit noir s'il a pensé à compter les grains avant de lancer le perco, tiens !
Et, puisque j'évoque la machine, on découvre que là aussi, il y a des différences sensibles et que posséder la meilleure matière première ne servira à rien si vous n'avez pas le meilleur matériel... Il y a le bas de gamme qui vous donnera un jus de chaussette indigne d'être appelé café (je parle du point de vue de l'intransigeant et perfectionniste Massimo), et les Rolls qui, si on sait s'en servir, produiront un nectar de toute première qualité...
Massimo lui-même a mis au point sa machine, celle qui, chaque matin, jusqu'à son malaise, permettait au Maître de café de servir au président de la République une boisson digne de son rang, une potion magique devenue indispensable à l'homme d'Etat pour bien débuter la journée... Et dire qu'Einaudi n'était pas, à l'origine, un amateur de café ! Une tasse miraculeuse servi par le Souverain Pontife du café aura suffi à le convertir en un rien de temps...
Si j'évoque cette machine, ce n'est pas pour rien. Massimo, non content d'avoir conçu cette impressionnant appareil que lui seul sait dompter avec un doigté de magicien, il l'a baptisé d'un petit nom au combien révélateur : la Storta. En français, la Cornue. Rien à voir avec les protubérances portés par quelques animaux... ou par le Diable. Non, la cornue, ce récipient à col étroit que les chimistes utilisent dans les opérations de distillation...
Un nom qui permet de comprendre comment Massimo Pietrangeli, le Maître de café, considère son art : comme une véritable science, un procédé chimique, mieux encore, alchimique... Un processus qu'il faut maîtriser à la perfection pour que les fèves torréfiées, dont la couleur pourrait rappeler le plomb, soient transformées en un or noir liquide et parfumé...
Toute la partie italienne ne nous permet que de découvrir la matière transformée, la fève déjà torréfiée ou, au mieux, cueillie et séparée de son terroir originel. Pendant le voyage, on frôle la pénurie... Nous, Français, en prenons pour notre grade, au passage... Question vin, on est peut-être au-dessus du lot, mais pour le café, on repassera ! Il va falloir se rationner ou chercher de nouveaux approvisionnements, supporter des breuvages médiocres... au point que Massimo cessera d'en boire, préférant se priver que de se gâcher les papilles avec du tout-venant...
Mais, au final, Massimo va conduire toute sa famille à la source de plaisir, de l'orgasme gustatif qu'il a su procuré toutes ces années à tant de gens, acquérant à la sueur de son front et par son travail acharné et son talent inouï arrivé à maturité comme le ferait le fruit d'un caféier le titre tant convoité de Maître de café. Et ce qu'on va découvrir là est juste... génial !
"Le Maître de café" est un roman dépaysant, exotique, parfumé... Il plane, tout au long de la lecture, cette bonne odeur de café, vous savez, celle qui vient vous chatouiller les narines de bon matin et vous tire du lit comme un aimant attire un objet métallique... On a l'eau à la bouche, on voudrait pouvoir se servir et partager une tasse de pur plaisir avec ces personnages qui vont se montrer tour à tour sous leur meilleur et leur pire jour...
Un roman qui vous réservera également plein de surprises tout au long de cette histoire familiale aux allures de fable, jusqu'aux dernières pages, où se révèlent les mystères du Maître du Café, Massimo Pietrangeli. Ca se déguste tel quel, sans besoin d'ajouter sucre ou crème, juste en faisant fonctionner tous ses sens et en laissant la merveilleuse chaleur du divin liquide se diffuser dans son corps et son esprit...
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